INTRODUCTION
L’Amérique latine développe un intérêt croissant pour les études portant sur les communautés indigènes et leur bilinguisme, la revitalisation de leurs langues maternelles, l’ethno-éducation et l’accès de ces populations à l’éducation supérieure. Dans cette optique, Hamel (2014) souligne la montée, dès les années 90, du concept d’« éducation interculturelle bilingue » à travers tout le continent, qui a permis l’accès à l’alphabétisation et à l’éducation dans les langues des communautés autochtones. Il signale aussi l’apparition vers la fin du XXème siècle du discours décolonisateur, qu’il qualifie de plus radical, et qui cherche à « surmonter la soumission historique de la culture indigène et l’exclusion de ses fonds de savoir » (p. 317). Dans le contexte colombien, plusieurs universités offrent des programmes conçus pour les besoins particuliers des communautés indigènes comme ceux d’ethno-éducation ou encore celui de Pedagogía de la Madre Tierra à l’Université d’Antioquia. Ce dernier comporte une vision unique dans le pays et n’est pas considéré par ses créateurs comme un projet d’ethno-éducation mais comme un projet politique et culturel créé par les communautés ancestrales et non par les décideurs éducatifs (Green, Sinigui, et Rojas, 2013).
L’accès des étudiants indigènes aux filières de langues étrangères
La plupart des initiatives évoquées ci-dessus ont lieu dans des facultés d’éducation qui cherchent à créer des programmes adressés exclusivement aux populations indigènes. Néanmoins, très peu d’études se sont penchées sur la situation des étudiants indigènes qui intègrent les filières adressées à tous les publics, et encore moins dans les filières de langues étrangères, comme c’est notre cas. Les études menées par Cuasialpud (2010) , par Jaraba et Arrieta (2012) ainsi que par Velandia (2007) révèlent le besoin d’élargir la recherche sur l’apprentissage des langues de ces populations en contexte colombien. Un des facteurs souvent évoqués dans leurs conclusions est le besoin de proposer un accompagnement systématique de cette population afin de faciliter leur passage par la vie universitaire et l’apprentissage de la langue (Velandia, 2007). Dans cette même optique, une recherche interinstitutionnelle s’est intéressée à la situation des étudiants indigènes et afrocolombiens dans trois universités de Bogotá (García et al., 2014; Soler, 2013a, 2013b). Les résultats ont dévoilé, entre autres, que l’écriture académique devient un facteur d’exclusion à l’université pour ces populations (Soler, 2013a, 2013b). Les chercheurs plaident pour une université ouverte à la pluralité dont les actions ne peuvent se cantonner uniquement à un accès différencié (Soler, 2013b).
Les politiques d’accès à l’éducation supérieure de plusieurs universités publiques en Colombie favorisent l’entrée « différenciée » des étudiants venant de communautés indigènes et afrocolombiennes par le biais d’un système de quotas. Tel est le cas de l’Université d’Antioquia où, chaque semestre et dans chacun des programmes de niveau licence, deux places sont destinées à des étudiants en provenance de ces communautés (Universidad de Antioquia, 2002). À l’Université d’Antioquia, d’après les chiffres de la scolarité centrale, la population indigène atteint environ 850 étudiants (sur un total de plus de 37000 effectifs), inscrits dans ses différents programmes de licence. Ces étudiants proviennent de diverses communautés de tout le pays et sont locuteurs, ou non, d’une langue maternelle indigène3. À l’École de langues, le programme en Didactique en langues étrangères4 a reçu entre 2003 et 2014, d’après ces statistiques, 32 étudiants indigènes. Ces mêmes chiffres révèlent un taux d’abandon de la population indigène de plus de 40%. Dans certains cas, ce décrochage se produit car leurs moyennes n’atteignent pas celles exigées par le règlement institutionnel ; d’autres possibles raisons restent méconnues.
En tant qu’enseignants de langues étrangères en milieu universitaire, nous nous intéressons à la question de l’éducation plurilingue et interculturelle. Ayant eu dans nos cours des étudiants venant des communautés indigènes, nous avons pris conscience des défis qu’ils doivent surmonter lorsqu’ils s’installent en ville pour poursuivre des études universitaires. Pour certains, le défi majeur semble être le fait de s’adapter à un contexte différent. Pour d’autres, le fait d’avoir une langue maternelle différente pose la question de l’élargissement de leurs répertoires linguistiques et les difficultés que cela peut entraîner dans certains cas. Tous ces facteurs nous ont conduits à mener une étude auprès de la population indigène du programme de licence afin d’explorer les défis académiques, linguistiques et sociaux lors de leur passage à l’université. Une des questions que nous nous sommes posée au début de notre recherche est celle de savoir ce qu’implique la présence des étudiants indigènes pour l’université et pour les enseignants de langues. Dans cet article, nous tenterons de répondre à cette question à partir des données recueillies et traitées dans notre recherche.
Nous commencerons par quelques principes qui soutiennent une éducation plurilingue et interculturelle et qui pourraient guider nos actions pédagogiques. Dans un deuxième temps, nous commenterons la recherche menée. Enfin, nous réfléchirons sur les implications pour l’université, les enseignants et les étudiants.
Contributions d’une perspective plurilingue et interculturelle à l’enseignement des langues étrangères à l’université
Les perspectives plurilingue et interculturelle développées en didactique des langues dans divers contextes, tels que l’Europe, les États-Unis et l’Amérique latine, pourraient guider les actions à entreprendre dans les filières de langues. Dans cette section, nous aborderons ces notions et expliquerons pourquoi, selon nous, elles fournissent des éléments permettant de faire évoluer les pratiques vers une éducation en langues plus inclusive et plus juste.
Une perspective plurilingue
Lors des deux dernières décennies, nous avons vu une augmentation des travaux cherchant à intégrer une perspective plurilingue dans l’enseignement des langues. Nous nous appuyons sur la notion de plurilinguisme, définie comme « la capacité à utiliser à bon escient plusieurs variétés linguistiques » (Riley, 2003, p. 13). Dans cette optique, le plurilinguisme se conçoit comme une capacité individuelle, une compétence plurilingue et pluriculturelle qui n’implique pas une accumulation de connaissances isolées mais plutôt une compétence complexe où toutes les langues sont en interaction (Coste, 2010, p. 150). D’après Castellotti et Moore (2011), cette notion implique une composante identitaire et une remise en question de l’idée du natif comme modèle à suivre ou comme parfait bilingue.
Par ailleurs, Kramsch (2009) définit the multilingual subject (le sujet plurilingue) comme celui qui se sert dans sa quotidienneté de plus d’une langue, y compris les apprenants de langues étrangères. Elle y inclut aussi les sujets qu’elle dénomme silenced speakers qui comprennent une langue mais qui ne la parlent pas pour des raisons diverses. Pour Kramsch (2009), le sujet plurilingue doit être amené à développer une compétence symbolique, qui lui permettrait entre autres de trouver une position de sujet « entre langues » (p. 201).
Quelques principes. Le développement de la compétence symbolique implique que les enseignants créent des conditions pour une pédagogie pour l’action symbolique. Dans ce cadre, Kramsch (2009) suggère la possibilité d’une approche critique-réflexive ainsi qu’une approche créative-narrative pour l’enseignement des langues. Elle propose 12 aspects sur lesquels les enseignants de langue pourraient se pencher dans une perspective plurilingue ; elle les classe en trois catégories, comme on peut l’observer dans le Tableau 1:
Une pédagogie pour l’action symbolique Kramsch (2009) | La classe : la progression, le rythme, la multimodalité, la traduction |
L’apprenant : l’engagement, le désir, la transgression, le plaisir | |
L’enseignant : la subjectivité de l’enseignant, l’enseignanr comme modèle, la valeur de la répétition, la valeur des silences |
Concernant la classe, Kramsch (op. cit.) explique que les enseignants de langue ont tendance à passer très rapidement d’un contenu à un autre, d’où le besoin de penser au rythme et à la progression de la leçon. Elle suggère qu’il doit y avoir un rythme ritualisé mais aussi spontané. Elle signale aussi l’importance de présenter l’information à travers des perspectives multiples, des langages différents et non pas uniquement par le biais linguistique. Enfin, elle soutient l’importance de réhabiliter la traduction et l’étude du style et de voix dans les niveaux avancés.
Concernant l’apprenant, elle note l’importance de permettre la reconnaissance d’identités multiples, ce qui conduirait à l’engagement des apprenants. Elle signale aussi le fait de permettre aux apprenants de reconnaître leur identification avec l’autre et de trouver de la beauté dans la langue qu’ils apprennent ; de trouver du plaisir esthétique en apprenant une langue. Enfin, il faudrait leur permettre de transgresser, c’est-à-dire de favoriser des activités différentes qui ne sont habituellement pas associées à la classe de langue (par exemple des écrits plurilingues, des genres à travailler choisis par les étudiants, etc.).
Pour ce qui est de l’enseignant, il s’agit de reconnaître sa subjectivité en tant que sujet plurilingue et de l’expliciter dans la classe. Dans ce sens, il devient un modèle, non seulement linguistique, mais aussi dans la façon dont il a vécu son plurilinguisme. Enfin, elle souligne deux aspects souvent oubliés dans la classe de langue : la valeur de la répétition et du silence. Elle explique que lorsque les énoncés sont répétés, ils sont aussi resignifiés. Quelques moments de silence dans la leçon permettent aux apprenants de réfléchir.
Une perspective interculturelle
L’éducation interculturelle est née dans le contexte européen des années 70 comme une réponse pédagogique à l’intégration des migrants à l’école. Elle a rapidement trouvé sa place dans la didactique des langues, comme en témoigne un grand nombre de travaux fondateurs, principalement portés par des auteurs anglophones et francophones (Abdallah-Pretceille, 1996; Byram, 1997, 2008; Byram et Feng, 2004; Kramsch, 2013, 2014; Zarate, 1993, parmi d’autres).
Si nous considérons que l’éducation interculturelle peut guider nos actions pédagogiques c’est car il s’agit d’une éducation qui s’adresse à tous et pas uniquement aux groupes minoritaires (Abdallah-Pretceille, 1996; Aguado, 2003; Dervin, 2011). Nous adopterons pour cet article la définition proposée par Aguado (2003), pour qui :
La pédagogie interculturelle situe les variables culturelles au centre de toute réflexion sur l’éducation. Elle assume une approche différentialiste qui remet en question les visions restrictives et marginalisantes dans la définition de groupes et des individus en fonction de leurs caractéristiques culturelles. Elle se propose d’aider à « déconstruire » les visions essentialistes de l’identité et de la culture, de lutter contre « l’ethnicisation » forcée de l’autre qui conduit à l’enfermer dans une vision caricaturale. (p. 1, notre traduction).
Pour sa part, Dervin (2011) plaide pour une vision renouvelée de l’interculturel qui devrait « s’orienter vers l’étude de la négociation et de co-construction des diverses diversités des individus en présence » (p. 112).
Quelques principes.Aguado (2003) propose, entre autres, qu’une pédagogie interculturelle doit amener l’enseignant à tenir compte des connaissances préalables de l’élève et ainsi de son environnement culturel de référence. Certes, cette idée n’est pas nouvelle en pédagogie ni en didactique des langues mais elle constitue un des piliers de l’approche interculturelle. Dans l’exploration des connaissances, l’enseignant doit permettre « d’explorer diverses manières de lire et de comprendre la réalité » (p. 50, notre traduction) et créer une ambiance où tous les apprenants se sentent respectés et valorisés. Dans la même veine, le travail pédagogique doit conduire à éliminer les attitudes racistes et discriminatoires. Elle signale que « la planification didactique doit être ouverte, flexible et diversifiée » (p. 50, notre traduction). Pour sa part, Dervin (2017) propose un cadre dans lequel trois principes sont essentiels au moment d’aborder l’interculturel en éducation. Le premier implique une prise de conscience de notre position de « simplexiste », autrement dit, qui oscille entre notre propre « simplification et complexification, et de celle des autres ». Le deuxième concerne la reconnaissance, présentation, défense et négociation des identités plurielles des individus en présence. Et le troisième implique de « permettre à chacun de se sentir plus ou moins à l’aise » dans les interactions (p. 30). Par ailleurs, il explique qu’en éducation, nous devrions nous concentrer davantage sur les points communs et non sur les différences ; mettre le concept de justice au centre de l’interculturalité ; faire attention aux relations de pouvoir ; et creuser ce qui est caché dans les discours (Dervin, 2016).
Un angle critique de l’interculturel
Pour terminer cette section, il faudrait signaler que les perspectives latinoaméricaines, élaborées dans des domaines autres que la didactique des langues, contribuent aussi à élargir la vision de l’interculturalité dans les programmes d’enseignement des langues à l’université. Conçues au départ pour revendiquer les droits des groupes minoritaires, tels que les Indigènes et les Afrodescendants, ces perspectives se placent dans un courant critique de l’interculturel. Dans l’optique de Walsh (2010), l’interculturalité critique est comprise comme
un outil, un processus et un projet qui se construisent à partir des gens (…) Ce projet soutient et requiert la transformation des structures, des institutions et des relations sociales, et la construction de conditions différentes d’être, de penser, de connaître, d’apprendre, de sentir et de vivre. (p. 78, notre traduction).
Il s’agit donc d’un projet toujours en construction et qui s’adresse à tous les membres de la société et non pas uniquement aux groupes minoritaires. Dans cette même optique, Granados-Beltrán (2016) plaide pour une interculturalité critique dans la formation des enseignants de langues et explique qu’un tel projet requiert une perspective décoloniale. D’après lui, une interculturalité critique vise la transformation des enseignants et des étudiants grâce à la reconnaissance de voix diverses dans la construction de la connaissance.
LA RECHERCHE
Notre recherche se positionne dans la didactique des langues et des cultures (Blanchet et Chardenet, 2011). Entre février 2014 et mai 2016 nous avons conduit une étude de cas (Creswell, 2007; Gagnon, 2012) à laquelle ont participé huit étudiants indigènes issus de différentes communautés autochtones de Colombie. Ces étudiants étaient inscrits à la licence en didactique de langues étrangères de l’Université d’Antioquia et se plaçaient dans différentes années d’études. Ils ont volontairement participé à cette recherche et ont signé un formulaire de consentement. Comme nous l’avons signalé ci-dessus, l’objectif principal de la recherche était d’identifier les enjeux académiques, sociaux et linguistiques lors de leurs études dans la filière de langues. Le groupe est constitué par cinq femmes et trois hommes provenant des communautés Emberá, Tulé, Guambiano et Zenú. Seulement trois d’entre eux parlaient une langue indigène comme langue maternelle. Leurs répertoires langagiers sont donc constitués d’au moins, trois ou quatre langues. Pour les autres, l’espagnol est leur première langue.
Notre corpus se compose de huit entretiens individuels de type biographique, de deux entretiens collectifs menés vers la fin de l’étude, des observations de classe et de documents officiels de l’université. Également, nous avons mené deux entretiens en groupe focalisé (focus group) auprès de huit enseignants d’anglais et de français. Ces enseignants comptaient, parmi leurs étudiants dans un des cours qu’ils avaient à la charge au deuxième semestre de l’année 2014, un de nos participants à la recherche. Ces données ont été collectées à différents moments de la recherche. Toutes les données ont été transcrites à l’aide du logiciel NVIVO 10 et ensuite codées par le biais d’une analyse qualitative de contenu, par des catégories émergentes et préalables. À la fin de la recherche, nous avons conduit une session de validation des données auprès des étudiants ayant participé à l’étude.
Les analyses ont dévoilé les défis linguistiques, sociaux et académiques (Arismendi, 2016; Arismendi, Ramirez, et Arias, 2016) que les étudiants indigènes doivent affronter lorsqu’ils suivent des études de langues étrangères à l’université. Lors des analyses, nous avons également porté notre attention sur ce qu’implique la présence des étudiants indigènes dans les classes de langues pour l’université, pour les enseignants ainsi que pour les étudiants eux-mêmes ; c’est ce que nous allons examiner par la suite.
Quelles implications pour l’institution, pour les enseignants ainsi que pour les étudiants indigènes ?
L’analyse des données, à la lumière des perspectives plurilingue et interculturelle, nous a permis de constater que les initiatives visant l’accès, la réussite des études et la sortie de l’université des étudiants venant des communautés autochtones ne peuvent se cantonner à un dispositif d’accès différencié, comme cela a souvent été le cas et comme l’ont fait remarquer d’autres études (par exemple, Soler, 2013b). Les institutions et les programmes de formation doivent entreprendre des actions spécifiques qui favorisent le fait que ces populations puissent rester à l’université et puissent en sortir diplômées. Les contextes de provenance de ces étudiants diffèrent largement de la vie universitaire et demandent une réflexion particulière. En effet, ils présentent apparemment une situation de départ ostensiblement plus vulnérable que celle des étudiants non indigènes en raison de leurs contextes d’origine. Ces actions peuvent constituer un dispositif d’accompagnement construit autour de trois volets, comme on peut le voir dans la Figure 1. Ce sont les voix des participants (étudiants et enseignants) ainsi que les discours institutionnels qui nous permettent d’arriver à ce croisement. La Figure 1 permet de voir qu’il doit exister une intersection entre ces trois volets afin que le dispositif d’accompagnement puisse avoir des effets positifs. Afin d’expliquer chacune de ces implications, nous aurons recours aux témoignages venant de notre corpus.
Implications institutionnelles
Deux actions concrètes devraient se mettre en place au niveau institutionnel : une session d’accueil différenciée et un programme d’accompagnement permanent et systématique.
Une session d’accueil différenciée. Les données collectées pour notre recherche révèlent que la plupart des étudiants participant à notre étude n’ont pas assisté à la session d’accueil proposée par l’université. Cette situation s’explique par le fait que la session d’accueil a lieu généralement quelques jours ou semaines avant le début des études. Étant donné qu’avant l’entrée à l’université, ces étudiants n’habitent pas dans la ville, il leur est difficile de se déplacer uniquement pour la session d’accueil, retourner dans leurs lieux de vie d’origine et revenir après pour le début des études. Ceux qui ont assisté à la journée d’accueil signalent qu’il s’agit d’une session trop généraliste et chargée d’information qu’ils oublient facilement :
Le jour de la session d’accueil, je me suis senti comme la fois où je suis allé à un cours d’histoire et qu’on dispensait un cours d’informatique ce jour-là. Le type a commencé en disant : « aujourd’hui je vais vous donner un cours de Google drive » et il a commencé bla, bla, bla, et nous sommes restés tous bouche bée. Alors, non, je trouve que cela ne devrait pas se passer comme ça. (Étudiant 2, entretien collectif #15).
Ainsi, nous considérons qu’il devrait y avoir, dans le cadre de la session d’accueil générale, un espace réservé aux étudiants indigènes mais aussi à ceux qui viennent d’autres villes. Ils ont tous des besoins différents en termes de repérage dans l’espace urbain. Cette session différenciée pourrait faire partie de la session d’accueil proposée sur plusieurs jours par les universités. Par ailleurs, cette session d’accueil devrait compter sur la présence des représentants des cabildos universitaires (Asssociation étudiante autochtone) quand ils existent. À cet égard, il faut souligner que nos sujets ont tous remarqué le rôle capital que cette entité a joué dans leur intégration à la vie universitaire. Le cabildo est constitué par le groupe d’étudiants indigènes de l’université et propose des activités d’intégration ainsi que de l’accompagnement pour l’installation et la vie dans la ville. Néanmoins, certains de nos participants n’ont pris connaissance de l’existence d’une telle entité que quelques semestres après le début de leurs études. L’exemple suivant témoigne de l’expérience de nos participants
moi, au moins, j’avais ma sœur qui étudiait déjà ici à l’université. Alors ça n’a pas été très difficile pour moi. Mais j’ai vu beaucoup de camarades qui n’y sont pas arrivés. Ils ont quitté leurs cursus. Alors, je pense qu’on devrait peut-être mettre les étudiants indigènes en lien avec le Cabildo Universitaire que nous avons ici. Beaucoup de mes camarades ne savent même pas que ça existe. Il serait donc important qu’ils soient au courant car là-bas on discute, on organise des débats… le but est de renforcer cette identité. Même si ici nous sommes dans un contexte qui n’est pas le nôtre. (Étudiant 5, entretien collectif #1).
Un programme d’accompagnement -tutorat et mentorat. La deuxième action à entreprendre concerne l’instauration d’un programme d’accompagnement par le biais de tutorats et de mentorats. L’étude de Cuasialpud (2010) suggère la création d’un dispositif de tutorats pour les étudiants indigènes des filières de langues. Nieto-Cruz, Cortés-Cárdenas et Cárdenas-Beltrán (2013) ont montré dans leur étude l’importance de ces dispositifs pour tous les étudiants dans les filières de langues. Elles signalent certaines conditions nécessaires à l’existence des tutorats en langues étrangères telles que la participation des enseignants à plein temps, volontaires et disponibles pour ce travail, et des espaces appropriés, entre autres.
À l’Université d’Antioquia, le système de tutorat avait été mis en place, dans la normative institutionnelle, depuis les années 80. Néanmoins, avec l’avènement des nouvelles technologies après les années 2000, les procédures d’inscription et annulation des cours s’effectuant sur une plateforme, les étudiants ont eu de moins en moins recours aux tuteurs. Dans les années récentes, des initiatives dans le cadre du programme Permanencia con equidad ont permis de reprendre ce type de programmes pour tous les étudiants mais aussi pour ceux qui ont besoin d’un dispositif d’accompagnement différencié.
Dans le cadre de cette initiative, nous avons proposé un système d’accompagnement et de soutien où un professeur à temps plein accueille les étudiants indigènes dès leur premier semestre et effectue un suivi personnel. Ils se réunissent au moins trois fois dans le semestre mais il reste disponible pour les recevoir selon les besoins des apprenants. Le tuteur travaille en équipe avec un mentor, un étudiant des niveaux intermédiaire ou avancé, qui est prêt à offrir aussi son soutien quand cela est nécessaire. Dans cette démarche, le tuteur encadre l’étudiant sur le plan académique et administratif. Le mentor aide aussi sur le plan académique avec des cours de soutien, par exemple, mais joue en plus le rôle de parrain, dans la mesure où il l’accompagne dans les éventuels besoins de repérage dans le milieu urbain et citadin. L’accompagnement doit donc inclure des aspects sociaux mais aussi linguistiques. La Figure 2 synthétise le fonctionnement du dispositif d’accompagnement et les fonctions associées à chaque participant.
Les témoignages suivants révèlent le besoin ressenti par les étudiants de créer un dispositif d’accompagnement :
Dans mon cas, je n’ai eu aucun accompagnement personnalisé. Et puis même pour les langues, je n’ai eu aucun accompagnement du tout. (Étudiant 1, entretien collectif #2).
Je pense que j’aurais voulu avoir un accompagnement académique […] et aussi d’orientation psychologique parce que c’est un choc culturel […] (Étudiant 5, entretien collectif #1).
L’université joue le rôle essentiel d’informer et de former les enseignants sur les réalités auxquelles doivent faire face les étudiants indigènes. Des initiatives entreprises par le vicerrectorat d’enseignement commencent à voir le jour dans notre université. Particulièrement, l’on propose des formations adressées aux enseignants comme le Diploma en permanencia con equidad et un cycle de forums dans le programme institutionnel de développement des enseignants. C’est dans le cadre de ces initiatives que sont établis les principes pour les processus de tutorat. Ces dispositifs sont en écho avec le défi d’une éducation pour la pluralité culturelle posé par certains auteurs (Abdallah-Pretceille, 1996; Aguado, 2003; Dervin, 2011). Par ailleurs, l’on encourage des recherches ayant un rapport direct au processus permettant de réduire les taux de décrochage. Signalons au passage que d’autres initiatives prises à l’École des langues comme l’enseignement des langues indigènes commencent à voir le jour. Ce sont des premiers pas vers l’établissement d’un dialogue interculturel dans le contexte universitaire. Pourtant, le chemin est encore long.
Il faut signaler que le rôle de l’enseignant est capital afin d’aider les étudiants indigènes à prendre de la distance par rapport à leur culture d’origine sans se sentir menacés de perdre leur identité mais de pouvoir se situer par rapport aux autres identités culturelles qu'ils rencontrent, comme l’explique cet enseignant :
il faut se méfier de la démarche que les institutions utilisent généralement car c’est une approche d’acculturation […] Je crois que dans ce sens, ce qu’il faut faire - ne parlons pas de l’université mais de la Escuela de Idiomas - il s’agit de reconnaitre de manière ouverte d’une part, les différentes communautés indigènes qui en font partie. Et ensuite faire en sorte que leurs modes de vie puissent s’intégrer aux contenus qui sont abordés dans les cours. De cette manière, nous privilégions différentes manières d’être et d’habiter le monde, de voir le monde. Aussi, accompagner les étudiants car il ne s’agit pas seulement de privilégier leurs connaissances et les différentes cultures mais également de contribuer à la découverte de la culture institutionnelle, quelles en sont les attentes et à partir de ça, envisager des manières de les aider. (Enseignant d’anglais, entretien en groupe focalisé # 2).
Les propos de cet enseignant convergent avec ceux des auteurs précités (Dervin, 2017; Granados-Beltrán, 2016; Kramsch, 2009), notamment sur le principe de privilégier, dans la classe de langue, diverses manières de voir et de comprendre la réalité. Il semble donc important d’accompagner l’étudiant dans l’élaboration des stratégies pour intégrer plus facilement cette nouvelle culture citadine, universitaire, académique, occidentalisée, afin de se trouver une place dans le nouveau contexte tout en faisant coexister ces deux cultures. Les préconisations institutionnelles n’auraient de sens que si les enseignants mettent en place des actions concrètes ; celles-ci constituent le deuxième volet du dispositif d’accompagnement.
Implications et actions des enseignants à partir d’une perspective interculturelle
Il est important de se rappeler que l’université devient de plus en plus un lieu privilégié pour la diversité. De même, il ne faut pas perdre de vue que l’un des objectifs de l’enseignement de langues étrangères est de préparer les apprenants à la rencontre avec des locuteurs d’autres langues et cultures, et donc à l’interculturel. Grâce à l’intervention de l’enseignant, la salle de classe peut se transformer en un espace d’échange entre différents individus issus de cultures diverses et ayant des vécus singuliers.
Saisir cette réalité présente dans la classe devient essentiel afin de sensibiliser tous les participants à la complexité des interactions dans les situations de contact interculturel, d’autant plus que nous comptons parmi nos étudiants une population qui est en rapport direct avec plusieurs langues dans leur vie quotidienne et qui le sera dans leur vie professionnelle à savoir, les étudiants indigènes.
Dans le contexte de notre étude, l’analyse des réponses des participants nous a permis d’identifier plusieurs actions pouvant être privilégiées au sein de l’action pédagogique. Ceci afin de cibler les besoins des étudiants autochtones, ce qui pourrait, en même temps, être un soutien à la réussite au sein de la classe. Dans cet article, nous ne prétendons pas donner des réponses. Nous incitons plutôt à une prise de conscience à destination du corps enseignant sur une situation présente dans le contexte universitaire actuel et qui amène une réflexion des caractéristiques particulières des étudiants indigènes. Par conséquent, nous encourageons une mise en place de certaines pratiques dans une volonté d’adopter une approche plus ciblée sur l’inclusion et l’égalité de chances afin d’élever le taux de réussite scolaire et d’obtention du diplôme des étudiants ciblés. Dans une perspective plurilingue et interculturelle, l’enseignant peut intégrer dans ses pratiques d’enseignement certaines actions :
Un dispositif didactique de décentration. Pour commencer, le formateur devrait mettre en place un dispositif didactique de décentration qui permette à ses étudiants indigènes et non indigènes de se re-connaître par rapport à eux-mêmes et d’accéder aux représentations de l’autre. Pour ce faire, il devra entreprendre dans ses pratiques pédagogiques un travail guidé afin de les aider à prendre conscience de leur propre identité, de leurs représentations et stéréotypes, de se concevoir comme des individus porteurs d’une trajectoire personnelle riche de leur pluralité linguistique et culturelle. Grâce à cette prise de conscience de leurs propres cadres de référence ils pourront plus aisément prendre du recul et, par la suite, consolider leur identité professionnelle. Un tel dispositif fait écho aux propos évoqués dans la partie théorique. Il s’agit avant tout de « s’orienter vers l’étude de la négociation et de co-construction des diverses diversités des individus en présence » Dervin (2011, p. 112) ; et de mener des actions qui permettent de représenter diverses manières de voir et de comprendre le monde, aux yeux des auteurs comme Aguado (2003), Walsh (2010) et Granados-Beltrán (2016).
Dans l’extrait qui suit, un enseignant explique la situation des étudiants indigènes au moment d’arriver à l’université et le processus qui s’opère par la suite.
Je trouve que ce programme [La licence] est une très belle expérience pour eux car il leur permet davantage de voir et d’apprécier la richesse de ce qu’ils sont et de ce qu’ils possèdent, si jamais ils ne s’en étaient pas rendu compte. Car parfois, comme dit [prénom d’un collègue], ils ont peur au début de dire qui ils sont ou d’où ils viennent parce qu’ils ne savent pas comment les autres vont réagir et aussi parce que les stéréotypes sont toujours là. (Enseignant de français, entretien en groupe focalisé #1).
Une écoute compréhensive et de respect d’autrui et de sa différence, un climat d'observation, de réflexivité et de confiance sont les attitudes essentielles dans cette relation de médiation interculturelle. Un enseignement des contenus non seulement linguistiques mais également socioculturels est préconisé car dans un cours de langue il ne s’agit pas seulement de savoir parler avec l’autre mais également de savoir « être avec lui ». Ainsi, il serait intéressant pour les étudiants que des thèmes se rapportant plus spécifiquement aux cultures indigènes colombiennes soient abordés dans les cours afin de réduire les idées reçues, les préjugés et les peurs liées à l’inconnu et à la différence. La présence des étudiants des cultures premières ainsi que d’autres acteurs que l’enseignant pourrait inviter à ses classes serait propice à un processus de confrontation de l’altérité et de la médiation culturelle. L’exemple suivant montre le type d’activités qu’un enseignant promeut dans ses cours et qui s’inscrit dans un effort pour la favorisation de la décentration,
nous avons fait plusieurs choses, nous avons regardé des photos, écrit, dessiné et quand nous étions en train de discuter sur comment nous voyions les autres, ce qui a attiré particulièrement mon attention c’est que nous avons tous écrit que les personnes provenant de la région de Cauca -parce qu’il y avait une fille issue de Guambía, l’autre de Silvia et une troisième de Popayán- alors tous les trois étaient issus du Cauca -étaient des guérilleros. Et je leur ai demandé : et qu’est-ce que vous avez à dire ? Et j’ai dit attention ! Tout ça dans le respect car il faut se rappeler que chacun est issu d’une histoire différente. Alors, regardons ce qui se passe ici […] à la fin nous avons trouvé plus de ressemblances que de différences entre nous comme Colombiens. (Enseignant d’anglais, entretien en groupe focalisé #1).
En résonance avec Kramsch (2009), le fragment d’entretien ci-dessus révèle des actions concrètes s’inscrivant dans une perspective plurilingue, notamment l’idée de la multimodalité pour accéder au sens (photos, lectures, dessins, etc.). Émerge aussi la préoccupation de l’enseignante pour créer une ambiance où tous les apprenants se sentent respectés et valorisés, dans la même perspective soulignée par Aguado (2003) et exposée ci-dessus. Le devoir du professeur de langues est de donner la possibilité aux étudiants d’être eux-mêmes, de se reconnaitre en tant que jeunes, hommes ou femmes, étudiants, indigènes, afro-descendants, colombiens, enseignants etc. afin qu’ils puissent arborer différentes identités et les construire car l’identité n’est pas figée. Elle se révèle multiple et plurielle, individuelle et sociale. Comme le soulignent Feunteun et Simon (2009), l’instauration d’un dispositif réflexif partagé amène les enseignants à s’interroger sur leur propre écoute vis-à-vis de leurs élèves, sur la gestion de la prise de parole pendant les séances et d’un cours dialogué comme moyen de socialisation.
Mener à un travail de décentration rendrait possible, par la suite, que les futurs enseignants envisagent d’entreprendre une démarche analogue avec leurs propres apprenants de langues. Il ne faut pas oublier que la formation didactique vise à permettre aux enseignants en formation de jeter les bases du développement de leur identité professionnelle. Celle-ci s’inscrit dans un contexte sociétal dans lequel « les représentations de l’enseignant et la relation à l’altérité déterminent l’action didactique et pédagogique et au-delà de la classe, tissent ou défont les relations sociales » (Matthey et Simon, 2009, p. 11).
Re-connaissance des étudiants et des caractéristiques culturelles de leurs communautés. La première implication de l’enseignant dans une perspective plurilingue et interculturelle, est, comme le fait remarquer Aguado (2003), de connaitre ses étudiants. En effet, les résultats de notre étude dévoilent qu’afin de donner une meilleure égalité des chances aux étudiants issus des communautés indigènes, les reconnaitre et identifier leurs caractéristiques particulières devient capital. De leur côté, les étudiants réclament cette connaissance que l’enseignant se devrait de posséder, comme le permet d’entrevoir l’extrait suivant :
Je considère que les professeurs devraient être plus au courant de tout ça parce qu’on arrive à la salle de classe et les profs ne savent même pas… c’est ça, que nous sommes indigènes et encore moins de quelles communautés nous sommes issus. Alors, il s’agirait plutôt d’un accompagnement. Que les profs s’intéressent plus à qui sont leurs étudiants. (Étudiant 4, entretien collectif #1).
Les données de notre recherche révèlent certaines des spécificités de cette population qui pourraient devenir des pistes de réflexion pour l’enseignant. Étant donné qu’ils proviennent d’une communauté autochtone, nous sommes face à un étudiant d’une autre culture. De ce fait, le temps, le territoire, la communauté, la famille, le foyer, l’alimentation, la nature, l’enseignement, les sages, les ancêtres, la médecine, les rites, les costumes, le rapport enseignant/élève, les savoirs sont autant de valeurs qui divergent de celles des communautés citadines. En outre, leur situation linguistique diffère des étudiants non-indigènes et donc l’espagnol revêt un statut différent pour cette population. Leur parcours scolaire a lieu, dans la plupart des cas, dans des structures éducatives rurales et indigènes qui ne les préparent pas suffisamment aux contextes citadins et encore moins à la culture universitaire.
Les étudiants appartiennent à une culture où l’oralité constitue le mode privilégié de transmission culturelle depuis des millénaires. Ayant été exposés à des modes d’acquisition des savoirs qui diffèrent d’une tradition universitaire occidentalisée, ils ont des littéracies diverses ; la transmission de savoirs s’avère moins individualiste et plus communautaire, moins théorique et plus pratique. Une bonne partie d’entre eux ont été contraints de s’éloigner de leurs familles et de leurs communautés pour aller étudier, ce qui les place dans une situation de fragilité émotionnelle. Ils requièrent d’un temps de familiarisation avec la vie urbaine et universitaire. Toutefois, il ne faut pas oublier qu’en tant qu’individus ils sont différents les uns des autres. C’est pourquoi, nous ne pouvons pas rentrer dans des généralités. Chaque communauté indigène du pays possède ses propres spécificités, sa propre cosmogonie, traditions, etc. Par conséquent, les besoins de soutien ne sont pas nécessairement les mêmes pour tous. En revanche, il est clair qu’un certain nombre d’étudiants autochtones ont des besoins spécifiques. Pour convoquer encore les mots de Dervin (2016, 2017), il s’agit de reconnaître les particularités de chacun des individus présents dans la classe sans pour autant les classer à partir des critères figés « essentialisés », associés à leurs groupes d’origine.
De manière plus concrète, que peut faire l’enseignant pour mieux connaitre ses étudiants ? Il devrait évaluer la possibilité d’effectuer des modifications pratiques sur des éléments précis et qui ne concernent que l'enseignant, qui peuvent avoir des objectifs multiples et surtout qui ont un sens personnel pour les étudiants. Il pourrait par exemple soumettre un questionnaire en première séance de cours ou élaborer des dispositifs de type autobiographique afin d’identifier et mieux (re)connaitre ses étudiants indigènes et non-indigènes : origines, situation linguistique, trajectoires éducatives (type d’établissements où ils ont suivi leurs études primaires et secondaires, redoublements, entrées et sorties temporaires du système éducatif). Il pourrait également avoir recours aux mécanismes déjà mis en place par l’université, tels que les données issues du Programme de caractérisation de nouveaux arrivants. Observons les actions que met en œuvre un enseignant :
et donc je distribue un questionnaire en début du semestre dans lequel je leur demande quelles UE ils ont inscrites ce semestre, ce qu’ils font, ce qu’ils aiment faire le week-end, quelles sont leurs attentes pour ce cours… ce qu’il serait important que je sache et qui pourrait influencer leur apprentissage, et c’est là où parfois ils s’expriment en disant. « C’est que... j’ai des difficultés avec l’anglais et cela peut jouer sur ma participation ». Donc, à ce moment-là, on pourrait s’attendre à ce que les étudiants disent certaines choses, n’est-ce pas ? Parce qu’après je vais lire et je vais parler avec les étudiants et leur dire… comment puis-je t’aider avec cette situation en particulier. Qu’est-ce que tu en penses ? (Enseignant d’anglais, entretien en groupe focalisé #2).
Pour les étudiants indigènes, en particulier, il serait non négligeable d’identifier leur communauté d’origine, reconnaitre quelques caractéristiques qui fondent leur appartenance à leurs communautés et s’informer de manière générale sur les caractéristiques de la communauté à laquelle ils appartiennent.
Valorisation et inclusion des connaissances ancestrales des étudiants. Le défi est de mettre en valeur les pratiques et les méthodes autochtones d’acquisition de connaissances, dans une perspective d’interculturalité critique impliquant une pédagogie décoloniale (Granados-Beltran, 2016; Walsh, 2010), comme cela a été signalé dans le cadre théorique. Les étudiants représentent une grande richesse pour travailler l’interculturel sans sortir du cadre de la classe qui peut être conçu comme un espace pluriel d’expression où les savoirs ancestraux pourraient converger. L’enseignant devient le médiateur de la rencontre entre les savoirs occidentaux académiques et les savoirs traditionnels.
De ce fait, intégrer dans ses pratiques d’enseignement des formes variées d’acquisition des savoirs permettrait de construire un équilibre entre culture académique dominante et culture d’origine des étudiants. Des propositions didactiques moins conventionnelles, plus novatrices et inclusives rendraient les enseignements plus favorables aux étudiants indigènes et aux groupes hétérogènes. Par exemple, en favorisant des thématiques qui permettent aux étudiants d’inclure leurs savoirs vernaculaires et développer des projets en lien avec leurs communautés et au sein de celles-ci.
Dans l’exemple ci-dessous, une étudiante met en valeur les savoirs ancestraux de sa communauté et les met en relation avec les savoirs occidentaux :
Ça me rappelle mon père car souvent on voit des gens qui sont bons pour la théorie, qui ont beaucoup de diplômes, des ingénieurs qui savent beaucoup de choses mais au moment de comparer qui est plus fort, et ben mon père qui a travaillé dans les champs car il est en contact avec tout ça. Alors, c’est ce qu’on faisait au lycée. On ne nous donnait pas un tas de théorie, mais nous travaillions dans les cultures. Nous apprenions en faisant et au fur et à mesure que nous le faisions, on nous expliquait « ça c’est la fertilisation, ça c’est ça.. » Alors, c’était plutôt sur le terrain et ici c’est le contraire. (Étudiant 4, entretien individuel).
Le discours de l’enseignant et ses actions sont capitaux pour sensibiliser la classe à cette richesse apportée par les étudiants des communautés originaires qui font partie de l’histoire du pays. En effet, en tant que médiateur de l’apprentissage, il peut amener tous les participants à une réflexion sur leurs propres origines. Il pourrait favoriser les espaces de récupération et de partage des savoirs comme un capital culturel afin de dépasser les représentations folklorisées qui circulent dans notre société. Il pourrait apporter des documents afin d’introduire en classe des manifestations de leur culture (lectures, littérature autochtone, vidéos, objets, recherches…) et au moyen des activités proposées, faire découvrir ces cultures aux autres étudiants.
Rapprochement des étudiants. La première question qui s’impose dans cette partie est de savoir comment rentrer en contact avec ses étudiants indigènes tel que l’exprime cet enseignant :
Et là nous manquons d’éléments, n’est-ce pas ? Alors, comment s’y prendre avec eux ? Comment nous nous rapprochons d’eux ? Que faut-il observer ? Comment je me rends compte de ce qu’elle veut dire quand, dans son texte, je m’aperçois qu’elle écrit toujours comme ça ? Et quelle conclusion je dois en tirer ? (Enseignant d’anglais, entretien en groupe focalisé #1).
Les données de notre étude nous ont permis de constater que les étudiants venaient rarement voir le professeur. C’est pour cette raison que l’implication pour l’enseignant est de se rapprocher de ses étudiants afin de mieux les connaitre. Ensuite, s’interroger sur la façon d’inciter les étudiants indigènes -sans que cela ne devienne une contrainte- à avoir recours aux différents mécanismes mis à leur disposition afin de leur proposer des situations d’apprentissage plus favorables en leur offrant un soutien individuel.
En partenariat avec le programme d’accompagnement tutorat et mentorat, il apparait nécessaire de créer un réseau pédagogique de tuteurs, de mentors et d’enseignants qui comptent sur la présence de ces étudiants dans leurs cours. Les services d’aide tels que le pôle de la Vie-étudiante (Bienestar Universitario) ainsi que l’Association étudiante autochtone (Cabildo universitario) deviennent des services pour lutter contre l’abandon des études. Les étudiants qui ont eu recours à ces dispositifs expriment des avis positifs :
là-bas vous rencontrez des gens issus de votre communauté et vous ne saviez même pas qu’ils étaient là. Alors c’est un soutien en plus car vous savez que vous pouvez vous réunir, ils peuvent vous expliquer comment ça fonctionne parce qu’ils ont déjà vécu cette expérience. Et nous pouvons garder nos traditions car dans ce Cabildo nous organisons des activités… des spectacles de danses, des discussions… (Étudiant 5, entretien collectif #1).
Soutien au développement de leur conscience linguistique. La reconnaissance de la situation linguistique de ses étudiants devient capitale pour l’enseignant. Ils appartiennent à deux grands groupes qui diffèrent l’un de l’autre : le premier, la communauté autochtone caractérisée par l’appartenance à un territoire, l’attachement à certaines traditions et la reconnaissance d'une langue ancestrale ; et le deuxième, une nation où l’espagnol est la langue de communication ayant un statut différent pour les étudiants des communautés autochtones. Il est important de clarifier dans les profils linguistiques que nous trouvons d’une part, des peuples originaires parlant une langue autochtone et des communautés où on reconnait l’existence d’une langue ancestrale qui n’est plus parlée pour des raisons historiques, d’autre part. De ce fait, l’espagnol n’est pas toujours la langue maternelle des étudiants indigènes. Pour ceux qui parlent une langue originaire, il peut se présenter des transferts de leurs langues vernaculaires. Par conséquent, savoir si l’étudiant se reconnait en tant que bilingue ou non devient un aspect non négligeable. Les principes pour l’action symbolique proposés par Kramsch (2009) et expliqués ci-dessus constituent une manière d’opérationnaliser une perspective plurilingue, permettant un accompagnement pédagogique de ces étudiants dans la construction de leurs plurilinguismes.
Nous comprenons bien que le rôle de l’enseignant serait de contribuer au développement d’une conscience linguistique chez ces étudiants à travers la prise en compte de leurs propres représentations des langues, des principales caractéristiques de leur langue maternelle qui puissent aider ou interférer dans l’apprentissage des langues qu’ils apprennent. N’oublions pas que, comme le font remarquer quelques auteurs (Castellotti et Moore, 2011; Coste, 2010), la compétence plurilingue et pluriculturelle va s’enrichir et évoluer grâce aux expériences d’apprentissage, et ensuite d’enseignement des langues étrangères et cela malgré les difficultés qu’ils pourraient éprouver au début du cycle de base dans l’apprentissage de l’anglais et du français. Observons les exemples ci-dessous :
Maintenant que je me suis consacré au français, je fais le lien avec ma langue maternelle, le Nambrik et en particulier avec les sons nasaux. Par exemple avec le /ã/ car dans ma langue c’est presque le même son. (Étudiant 3, entretien collectif #1).
Au début, je pense à quelque chose dans ma langue maternelle et je fais la traduction de ce mot dans les deux autres langues. Mais quand je vais l’écrire dans la langue en question, j’ai tout embrouillé et je me dis « c’était quoi ? Bien sûr, ça se passe en l’espace de quelques secondes dans ma tête… (Étudiant 2, entretien collectif #2).
Implications pour les étudiants
Le dispositif que nous présentons dans ce texte n’aurait de sens que si les étudiants indigènes assument leur rôle d’étudiants universitaires. Certes, les actions institutionnelles et celles des enseignants peuvent les aider à se préparer pour être étudiants ; autrement dit à leur transition et adaptation à la culture universitaire mais ce sont eux qui doivent en prendre la responsabilité. En effet, certains enseignants ayant participé à l’étude attestent que la participation des étudiants ciblés aux services proposés par l’université demeure encore un défi. Pourtant, ils devraient profiter de ce cadre formel afin de mettre de leur côté toutes les chances de réussir. Ainsi le permet d’entrevoir l’extrait suivant :
Dans les premiers semestres, nous, les enseignants, devrions être sensibles au fait que si nous repérons un étudiant qui a l’air perdu, il faut l’orienter et lui dire… au moins au premier semestre, comment il faut s’y prendre, qu’il faut qu’il soit autonome, la méthodologie de travail, ou bien l’orienter vers un psychologue. Quand on arrive au premier semestre, disons que la session d’accueil n’est pas suffisante. En effet, j’ai eu plusieurs étudiants… le premier qui n’est jamais retourné en cours et je n’ai jamais su pourquoi. Aussi, par exemple dans un cours que j’assurais à 6h00 du matin -ça c’est terrible pour eux- soit ils arrivent en retard ou s’absentent à plus de 10 séances. Alors, d’abord pour beaucoup le fait de se lever tôt est très dur. Après, s’habituer à la méthodologie de travail. Puis, ils ne sont pas sérieux ou ne se rendent pas compte de toutes les responsabilités qu’ils doivent assumer... (Enseignant de français, entretien en groupe focalisé #2).
Il serait pourtant utile que les étudiants prennent conscience des implications du métier d’étudiant. Cela leur exige une certaine préparation et un engagement dans cette transition et adaptation à la culture universitaire. Ils devraient adopter une attitude d’ouverture et non de résistance tout en gardant les traditions, se revendiquer et se reconnaitre comme étudiants indigènes et exprimer leurs difficultés, si c’est le cas, afin que les enseignants et les pairs puissent les aider plus facilement. Ils devraient se montrer ouverts aux espaces d’intégration et des services de soutien et des réseaux d’entraide existants. Ils devraient également participer aux activités organisées dans un cadre formel universitaire : ateliers et séminaires de soutien académique et psychologique. Tous ces recours pourraient favorisent l’intégration et l’apprentissage.
CONCLUSIONS
Le corpus étudié, présentant les voix des étudiants indigènes inscrits au programme de Didactique de langues étrangères et des enseignants du programme, met en évidence le besoin d’instaurer un dispositif formel d’accompagnement de cette population. Ainsi, cette étude apporte des conclusions analogues à celles établies par la recherche de Velandia (2007) et précitée dans ce texte. Au vu des voix des sujets participant à notre étude, ce dispositif d’accompagnement doit s’articuler à trois niveaux : au niveau de l’institution, au niveau des enseignants et au niveau des étudiants. Sur le plan institutionnel, il s’agit de favoriser les programmes d’accompagnement aux étudiants mais aussi aux enseignants. L’accompagnement des étudiants se réalise grâce au système de tutorats et de mentorats décrit ci-dessus. L’Université d’Antioquia a déjà entrepris des actions concrètes visant la formation des enseignants à cette thématique et l’accompagnement particulier à cette population, qui pourraient inspirer des dispositifs dans d’autres institutions. Pour notre part, les résultats de cette recherche nous ont amenés à nous engager nous-mêmes comme tuteurs des étudiants indigènes et à faire partie du dispositif d’accompagnement avec des étudiants mentors. Nous voudrions souligner que c’est grâce à cette étude que notre sensibilisation et motivation par ce sujet se sont accrues et continuent d’être au centre de nos préoccupations. Néanmoins les résultats concrets de ces processus d’accompagnement ne seront visibles que sur le long terme.
Une deuxième instance concerne les actions pédagogiques et didactiques que l’enseignant en milieu universitaire peut mener dans sa classe. Ces actions peuvent être guidées par les principes d’une éducation plurilingue et interculturelle et peuvent se concrétiser par des actions pédagogiques comme celles évoquées dans cet article. Cependant, l’appropriation de ces principes doit passer par des processus de formation continue du professorat universitaire. Le défi étant l’évolution des pratiques des formateurs, il est impératif de créer des espaces de discussion de ces thématiques dans les espaces curriculaires des programmes. À ce niveau, le défi majeur est peut-être celui d’avancer vers une perspective critique de l’interculturel qui implique non seulement la reconnaissance des diversités des étudiants mais surtout l’inclusion de leurs façons de voir et de concevoir le monde aux pratiques occidentalisées de l’université. Le défi n’est pas simple, il implique une remise en question de nos pratiques habituelles dans l’enseignement des langues qui négligent les modes d’apprentissage différents. Les stratégies proposées par des auteurs comme Kramsch, Dervin et Aguado et évoquées ci-dessus peuvent nous guider vers ce changement. Signalons toutefois que les présentations que nous avons menées dans notre université et d’autres contextes pour diffuser les résultats de cette recherche contribuent, nous semble-t-il, à attirer l’attention sur cette problématique. Les assistants y ont porté un grand intérêt.
En troisième lieu, il existe des actions concrètes que les étudiants indigènes doivent entreprendre lors de leur arrivée à l’université. Une des tâches essentielles consiste à prendre conscience des implications liées au statut d’étudiant à l’université. Cette prise de conscience exige un engagement de leur part, en particulier à participer aux programmes institutionnels et au système de tutorat et mentorat.
Notre recherche, quoiqu’ayant un échantillon de petite taille, nous a poussés en tant qu’enseignants de langues étrangères à nous immerger dans un terrain peu exploré dans la didactique des langues dans le contexte colombien. Nous y avons sillonné les traits d’une éducation plurilingue et interculturelle nécessaire dans nos salles de classe. Notre but final est de contribuer au changement des pratiques et à la favorisation d’une éducation en langues plus juste et équitable. Cela implique, à notre avis une première étape de prise de conscience de ces réalités, à laquelle nous espérons avoir contribué grâce à cette étude.