«L’ennui c’est qu’il y ait des corps et plus encore des sexes »1.
L. Althusser
«La circoncision, je n’ai jamais parlé que de ça »2.
J. Derrida
Comment s’articulent l’histoire singulière d’un philosophe et la pensée qu’il déploie dans l’espace public ? De quelle façon se tissent les fils de ses choix épistémologiques et ceux de son existence ? «La blessure qui avive la curiosité intellectuelle, souligne Michèle Bertrand dans La pensée et le trauma, entretient le besoin de savoir comme celui de maîtriser par la pensée une réalité qui nous échappe, cette blessure-là peut s’être à la longue cicatrisée. Il se peut que pour certains la satisfaction intellectuelle régie par le principe de plaisir ait pris le relais d’une activité de pensée née dans des conditions beaucoup plus dramatiques, mettant hors-jeu le principe de plaisir3. Chez d’autres au contraire, l’œuvre attestera la présence toujours constante d’une inquiétude, pour ne pas dire une douleur, qui donne à l’urgence de penser une tout autre signification»4. Selon la philosophe et psychanalyste, la pensée n'est, par conséquent, jamais gratuite. Même lorsqu'elle semble se déployer de la manière la plus ludique, elle a toujours pour tâche de résoudre un problème, celui de la possibilité de vivre5.
Habitée par cette conviction, la présente contribution propose de repartir de deux auteurs majeurs de la pensée contemporaine : Louis Althusser (1918-1990) et Jacques Derrida (1930-2004)6. De manière différente, mais explicite, des blessures qui traversent leur philosophie et touchent au rapport entre le corps, l’écriture et la pensée. Le premier se trouvait empêtré dans l’histoire de son inscription au sein de l’ordre symbolique par le prénom d’un absent éminemment présent et le second ne cessait de commenter ou de tourner autour du thème de sa circoncision et, plus largement, celui de la coupure… Nés en Algérie à seulement quelques kilomètres de distance, ces deux philosophes effectueront un dialogue serré, stimulant et critique avec la psychanalyse7. Si leurs ouvrages s’appuient sur des traditions philosophiques différentes, ils manifestent indubitablement des points de contact. Et bien que leur amitié ne passât pas par le travail, Derrida, écrira Spectre de Marx (1993) comme une sorte d’hommage à son ami8.
La présente contribution ne vise pas à expliquer les œuvres de ces deux monuments de la pensée par leur vie, comme dans la psychocritique de Charles Mauron9. Elle ne cherche pas non plus à comprendre les auteurs mieux qu’ils ne se sont compris eux-mêmes, comme dans l’herméneutique romantique d’un Schleiermarcher. Il s’agit plutôt d’appréhender la question du rapport au réel en soulignant l’articulation entre corporéité et trauma dans la production et l’écriture de la pensée philosophique. Dans un premier temps, je poserai l’articulation entre le nom et le processus de subjectivation10 des deux auteurs. Ensuite, attentif à la question du trauma (τραυμα), je m’arrêterai sur l’expérience de la coupure et analyserai ses effets dans la pensée d’Althusser et de Derrida. Enfin, à l’aune de leurs productions, je regarderai dans quelle mesure le réel se pose à nous comme «inassimilable» (Lacan).
1. Nom propre et identité
Dans Ma vie et la psychanalyse, Freud rapporte que ses parents étaient juifs et que lui-même l’était resté11. À sa naissance on l'appela: Sigismund Schlomo. Mais il n'emploiera jamais ce deuxième prénom qui correspondait à celui de son grand-père maternel décédé peu de temps avant sa naissance. Devenu étudiant en médecine, il adoptera presque systématiquement le prénom qui lui restera : Sigmund. Dans L’Auto-analyse de Freud ou la découverte de la psychanalyse, Didier Anzieu évoque plusieurs hypothèses à ce sujet, sans pour autant trancher la question12. Ainsi, peut-être que le père de la psychanalyse effectua cette transformation en souvenir de la période enfantine où on l'appelait «Sigi». Ou bien, tout simplement, cette coupure dans le prénom renvoyait-elle au «is» d'Israël, un autre prénom de son père. Une autre conjecture renvoie au fait qu’à l’époque, «Sigismund» rappelait les rois libéraux de Pologne ; ce qui donnait alors une connotation archaïque et prétentieuse à ce prénom. Par volonté «d'adaptation sociale» Freud aurait-il donc substitué une forme allemande plus courante ?
Pour les deux philosophes sur lesquels nous proposons de nous arrêter, une histoire se tisse autour du même phénomène.
Derrida, d’abord, se fit appeler Jackie durant les premières années de sa vie, et ce jusqu’à la période où il commença à publier. Le jeune homme trouvait, en effet, que son prénom ne sonnait pas comme celui d’un auteur. À l’instar de Freud, plutôt que d’en changer complètement, il décida, alors, d’en choisir un assez proche de celui qu’on lui avait donné et, comme le précisera son amie Hélène Cixous, très français, chrétien, simple. Par ce geste, le philosophe dira avoir sans doute effacé beaucoup de choses. Sur cette question, il rappellera à différentes occasions, les conditions dans lesquelles la communauté juive d’Algérie, dans les années trente, choisissait parfois des prénoms américains ; en l’occurrence, ceux de vedettes ou de héros de cinéma.
Derrida possède également un deuxième prénom, non inscrit à l’état civil : Élie. Les garçons juifs, en effet, se voient appelés par deux prénoms : «leur nom non juif, leur identité nationale civile et l’autre, dont parfois, comme c’était souvent le cas en Algérie, ils ne se serviront jamais. Certains, précise H. Cixous, peuvent même ne pas le connaître. Jackie s’appelle donc également Élie. Mais ce nom ne sera pas retenu dans l’état civil. Aussi, lorsqu’il en a assez de ce qui coupe, - cette fois-ci avec l’origine - c’est là que lui vient la figure du «marrane»13. Ce terme, on le sait, renvoie au Juif converti au catholicisme qui continuait à pratiquer en secret sa religion.
Notre auteur se définissait donc comme une sorte de marrane de la culture catholique française. Il se comparera d’ailleurs à ces marranes qui ne se disent même pas Juifs dans le secret de leur cœur. Il soulignera pourtant qu’il n’aurait «jamais touché à son nom….»14. La question de l’appellation se retrouve chez Derrida également lorsqu’il aborde la question de la judéité. Le philosophe précisera à ce propos n’avoir jamais entendu le mot « juif » dans sa famille, même comme une désignation neutre et destinée à classer ; et encore moins comme un nom permettant d’identifier l’appartenance à une communauté sociale, ethnique ou religieuse. Il lui semblera l’avoir entendu à l’école d’El Biar déjà sémantiquement chargé par l’insulte et associé à une blessure, une injustice, un déni de droit ; mais jamais comme l’expression du droit d’appartenir à un groupe légitime. Avant d’y comprendre quoi que ce soit, le philosophe reçut ce mot comme un coup, comme une dénonciation, une délégitimation précédant tout droit15.
Cette question du nom, et corrélativement de l’identité, travaille constamment la pensée de Derrida. «Le nom, demande-t-il d’ailleurs, qu’appelle-on ainsi ? Qu’entend-on sous le nom de nom ? Et qu’arrive-t-il quand on donne un nom ? Que donne-t-on alors ? On n’offre pas une chose, on ne livre rien et pourtant quelque chose advient qui revient à donner, comme l’avait dit Plotin du Bien, ce qu’on n’a pas. Que se passe-t-il surtout quand il faut surnommer, re-nommant là où justement, le nom vient à manquer ?»16.
Incontestablement, l’histoire de son ami, Louis Althusser, entre en résonance avec ces questions17. À l’occasion du décès de l’auteur de Pour Marx, le penseur de la déconstruction déclarera, d’ailleurs : «… nous ne sommes jamais nous-mêmes que depuis ce lieu de résonance de l’autre»18. Pourtant, ce dit «lieu de résonance» revêt parfois la forme d’une camisole qui étouffe le sujet et l’empêche d’exister vraiment, de faire sa vie.
Dans L’avenir dure longtemps, ouvrage publié après le meurtre de son épouse, et dont il dira qu’il constitue sa traumabiographie19, Althusser donne des informations essentielles, lui aussi, sur l’attribution de son prénom. Dans sa jeunesse, sa mère très amoureuse d’un homme apprit, un jour, pendant la guerre, que celui-ci venait de décéder. Son frère qui lui rapporta la triste nouvelle lui proposa, alors, spontanément de prendre la place de celui qui s’appelait «Louis» et donc de l’épouser20. «Ma mère, souligne Althusser à ce propos, m’a toujours caché les détails de cet horrible mariage, dont je ne puis évidemment détenir aucun souvenir personnel, mais dont ma tante, la jeune sœur de ma mère, m’a très longtemps après et maintes fois entretenu. Si ces récits tardifs m’ont tant frappé, ce n’est assurément pas sans raison : j’ai dû les revêtir d’une horreur bien à moi pour les inscrire dans la lignée répétitive d’autres chocs affectifs de la même tonalité et violence»21. Quelques jours après le mariage, le jeune époux repartit pour le front. Madame Althusser garda en elle un triple souvenir particulièrement atroce : celui d’avoir été violée par son mari, celui d’avoir vu dilapidées par celui-ci - en une soirée - toutes ses économies de jeune fille, et, enfin, le fait d’avoir été sommée d’abandonner immédiatement son métier d’institutrice afin de se consacrer à ses futurs enfants22.
Notre auteur souligne qu’avant sa mère, son père fréquentait une femme nommée Louise dont il fit sa maîtresse mais qu’il abandonna après son mariage (à lui). Personne, alors, ne devait prononcer son nom dans la famille.
Cette mère, poursuit le philosophe, associée à des souvenirs (rapportés eux aussi longtemps après), des épisodes d’une menace de mort précoce (évitée par miracle), allait devenir la mère souffrante, vouée à une douleur affichée et pleine de reproches, martyrisée à son domicile par son propre mari, toutes blessures ouvertes : masochiste mais pour cela aussi terriblement sadique, et à l’endroit de mon père qui avait pris la place de Louis (donc faisait partie de sa mort), et à mon endroit (puisqu’elle ne pouvait pas ne pas vouloir ma mort, comme ce Louis, qu’elle aimait, était mort). Devant cette douloureuse horreur, je devais sans cesse ressentir une immense angoisse sans fond, et la compulsion de me dévouer corps et âme pour elle, de me porter oblativement à son secours pour me sauver d’une culpabilité imaginaire et à sauver de son martyre et de son mari, et la conviction indéracinable que c’était là ma mission suprême et ma suprême raison de vivre23.
Notre philosophe fut donc appelé «Louis». Très longtemps, il eut son prénom en horreur, le trouvant trop court, d’une seule voyelle avec un i qui le blessait. Nous restons loin, ici, de l’univers rimbaldien : «I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles. Dans la colère ou les ivresses pénitentes»24. Plus fondamentalement, le philosophe déclare que ce prénom disait sans doute un peu trop «oui» à sa place, un «oui» au désir de sa mère, pas au sien. De même renvoyait-il à «lui», autrement dit, à ce pronom de la troisième personne qui le dépouillait de toute personnalité propre et renvoyait finalement à lui, ou plutôt à Louis celui que sa mère continuait secrètement à aimer25. Ce prénom voulu à la fois par son père et sa mère rendait la nomination insupportable26.
Quand elle me regardait, précisera-t-il longtemps plus tard, ce n’était sans doute pas moi qu’elle voyait, mais, derrière mon dos, à l’infini d’un ciel imaginaire à jamais marqué par la mort, un autre, cet autre Louis dont je portais le nom, mais que je n’étais pas, ce mort dans le ciel de Verdun et le pur ciel d’un passé toujours présent. J’étais ainsi comme traversé par son regard qui me survolait pour rejoindre dans le lointain de la mort le visage d’un Louis qui n’était pas moi, qui ne serait jamais moi. Je recompose ici ce que j’ai vécu et ce que j’en ai compris27.
Adolescent, Louis rêvera de porter le prénom de son filleul : Jacques : «C’est peut- être un peu trop jouer avec les phonèmes du signifiant - mais le J de Jacques était un jet (celui du sperme), l’a profond (Jacques) le même que celui de Charles, le prénom de mon père, le ques trop évidemment la queue, et le Jacques comme la Jacquerie, celui de la sourde révolte paysanne dont j’apprenais alors l’existence par mon grand-père»28.
Une autre scène rejoint pleinement l’importance du nom. Ce jour-là, Althusser se trouvait chez ses grands-parents. Non loin de leur maison, des voisins vivaient en famille. Une altercation violente entre le père et le fils effraya Madeleine, une petite fille appartenant à cette même famille. Alors qu’elle pleurait, le jeune Louis la prit dans ses bras pour la consoler : «Cette fois, j’avais eu encore très peur, mais comment dire, j’y avais trouvé une sorte de bonheur joyeux en prenant dans mes bras la toute petite Madeleine (le nom de ma grand-mère. Ah ! ces noms… Lacan a bien raison d’insister sur le rôle des ‘’signifiants’’, après Freud parlant des hallucinations de noms)»29.
Il semble intéressant de souligner la corrélation entre la question de la nomination par autrui, ce que j’appelle, pour ma part, le sceau de l’autre, sa signature, et la théorie que développe Althusser, en 1970, dans son célèbre article : «Idéologie et appareils idéologiques d’État»30. Dans les limites de cette contribution, je ne puis, bien sûr, développer toute la réflexion du philosophe31. Il m’importe plutôt d’esquisser une lecture symptomale32, de mettre en relief ce que son texte ne dit pas directement mais qui pourtant se trouve là, visible, a fortiori après les éléments que l’on vient de souligner à propos du prénom. Dans son texte, le philosophe marxiste évoque l’ensemble des dispositifs, comme la famille, l’école, les médias ou la religion, qui, au sein d’une société façonnent les préférences et la manière d’agir des individus, afin de les adapter au système productif. Pour notre auteur, la reproduction du système constitue la fonction fondamentale de l’idéologie. Celle-ci contraint donc les individus à suivre les règles qui le gouvernent33. C’est le propre de l’idéologie que d’imposer subrepticement les évidences comme évidences, que nous ne pouvons pas ne pas reconnaître, et devant lesquelles nous avons l’inévitable et naturelle réaction de nous exclamer - à haute voix, ou dans le «silence de la conscience» - : «C’est évident ! c’est bien ça ! c’est bien vrai !». Dans cette réaction s’exerce la fonction de reconnaissance idéologique qui constitue l’une des deux fonctions de l’idéologie comme telle - son envers étant la fonction de méconnaissance34.
Dans «Idéologie et appareils idéologiques d’État», le philosophe s’efforce de montrer que nous sommes toujours déjà des sujets, et comme tels, pratiquons sans interruption des rituels de reconnaissance idéologique, qui nous garantissent notre caractéristique de sujets concrets, individuels et irremplaçables. Cependant, reconnaître que nous apparaissons comme des sujets et fonctionnons dans
les rituels de la vie quotidienne la plus élémentaire (la poignée de main, le fait de vous appeler par votre nom [justement le nom], le fait de savoir, même si je l’ignore, que vous «avez» un nom propre, qui vous fait reconnaître comme sujet unique, etc.) - cette reconnaissance nous donne seulement la «conscience» de notre pratique incessante (éternelle) de la reconnaissance idéologique, - mais elle ne nous donne nullement la connaissance (scientifique) du mécanisme de cette reconnaissance. Or c’est à cette connaissance qu’il faut en venir, si on veut, tout en parlant dans l’idéologie et du sein de l’idéologie, esquisser un discours qui tente de rompre avec l’idéologie pour risquer d’être le commencement d’un discours scientifique (sans sujet) sur l’idéologie35.
L’idéologie ne cesse donc d’interpeller les individus en Sujet36. En d’autres termes, elle leur fait croire constamment qu’ils se révèlent comme les auteurs responsables de leurs idées et de leurs actes ; et qu’ils constituent alors les véritables acteurs de l’histoire37. Ainsi, selon Louis Althusser toute idéologie interpelle les individus concrets en sujets concrets, par le fonctionnement de la catégorie de sujet. Comme le montre bien Ricœur dans L’idéologie et l’utopie, ici l’«interpellation» se pose comme une allusion au concept théologique d’appel, d’être appelé par Dieu38. L’idéologie fonctionne de telle sorte qu’elle recrute des sujets parmi les individus, ou transforme les individus en sujets par cette opération que le philosophe appelle : l’interpellation. Cette interpellation peut se représenter sous le type même de la plus banale interpellation policière de tous les jours : «Eh, vous, là-bas !»39.
Pour le philosophe, un individu se révèle toujours-déjà sujet, avant même de naître. Notre auteur rappelle, ainsi, à la suite de Freud, l’importance du rituel idéologique qui entoure l’attente d’une naissance, d’un «heureux événement». Chacun sait qu’en règle générale, un enfant à naître est attendu. Il portera le Nom de son Père40, il recevra donc une identité et sera irremplaçable. «Avant de naître l’enfant est donc toujours-déjà sujet, assigné à l’être dans et par la configuration idéologique familiale spécifique dans laquelle il est ‘’attendu’’ après avoir été conçu. Inutile de dire que cette configuration idéologique familiale est, dans son unicité, fortement structurée, et que c’est dans cette structure implacable (…) que l’ancien futur-sujet doit "trouver" sa place, c’est-à-dire "devenir" le sujet sexuel (garçon ou fille) qu’il est déjà par avance»41. Selon Althusser, la catégorie de « Sujet » appartient à la panoplie de l’idéologie dominante. Aussi, parler d’un individu comme d’un sujet, revient à affirmer de lui qu’il possède une intériorité, une activité libre et autonome au niveau de la pensée, comme sur le plan de l’action42. Or, à la suite de Marx l’on tend à penser que ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine l’être mais l’être social qui détermine leur conscience. Cela dit, plus radicalement encore, le philosophe marxiste questionne l’idée selon laquelle l’individu humain se verrait défini comme une pure intériorité, une liberté, ou même l’instance qui donne le sens au monde. Dans ce contexte, le vocable «sujet», peut être compris comme conscience. Or la philosophie de la conscience correspond à toute philosophie qui accorde un rôle fondateur au sujet. Si Althusser rejette ce terme au sens que l’on vient de préciser, il n’accepte pas plus la notion lacanienne de «sujet de l’inconscient» : «… je crois qu’on ne peut pas parler de ‘’sujet de l’inconscient’’ comme le fait pourtant Lacan, précise- t-il, ni de ‘’sujet de la science’’, ni de ‘’sujet du discours esthétique’’ , - bien que certaines catégories desdits discours, dans la mesure où ils sont articulés, chacun d’une manière spécifique, sur le discours idéologique, soit en rapport avec la catégorie de sujet»43.
2. Coupure, blessure et pensée
En corrélation avec la question du nom, - en résonance avec l’idée de nomination ou d’interpellation - un autre vocable travaille la vie et la pensée des deux philosophes ; et ce, de façon récurrente : la coupure.
Ouvrons la question par deux scènes majeures touchant intiment, cette fois, l’auteur de L’Écriture et la différence. La première renvoie à une partie de Poker. Madame Derrida, enceinte, joue aux cartes44. Ce jeu constitue la passion de sa vie. Aussi, jusqu’au dernier moment, à savoir la venue au monde de Jackie, elle refuse d’interrompre le jeu. Pourtant, la naissance coupera la partie.
La seconde scène représente ce fils, devenu le philosophe que l’on connaît, au chevet de sa mère. Cette dernière déclare : «Je suis perdante». Mais là aussi la relation se coupe puisque la mère ne reconnaît plus son fils. Le fil de la vie se trouvera bientôt rompu. Entre ces deux scènes se tient un nom auquel le jeune Derrida ne peut répondre. Alors qu’il pratiquera le football avec passion, voilà qu’il joue, dès ce moment et selon son propre terme, le rôle du remplaçant. Le futur philosophe vit, en effet, avec deux morts à ses côtés (deux frères)45. L’un avant lui et l’autre après : autre double coupure que lui impose l’existence. Il tient, alors, pour sa mère, la place des fils perdus. Il est vivant pour trois46. Comme son ami Althusser, J. Derrida croit voir sa mère l’aimer pour l’autre.
La coupure toujours… Comme le dira l’écrivaine H. Cixous, Derrida saigna avant de signer. L’un des événements majeurs dans sa vie, événement autour duquel tourne toute son écriture, se nomme la circoncision : coupé, là aussi, le prépuce dont il n’aura jamais fait le deuil. C’est là l’origine des questions qui traversent son œuvre 47 comme la signature, l’indécision, le secret, l’origine, la religion, le sacrifice… «La circoncision, déclarait-il ainsi à l’occasion d’un entretien, signifie, entre autres choses, une certaine marque, qui, venue des autres, et subie dans la passivité absolue, reste dans le corps, et visible, indissociable sans doute du nom propre également reçu de l’autre. C’est aussi le moment de la signature (de l’autre autant que de soi) par laquelle on se laisse inscrire dans une communauté ou dans une alliance ineffable…»48. Par la suite, le philosophe évoquera deux types de coupures qui marqueront en profondeur son existence et que le mot « retranchement » signifie clairement :
La blessure et le retranchement (…) dont j’ai situé le premier événement à l’expérience de la violence antisémite dans les années 1940 de l’Algérie française, quelque chose en moi les vivait déjà comme un traumatisme à la fois décisif, déterminant, inaugural et déjà secondaire, je veux dire déjà second, déjà constitutif et assigné par une loi, c’est-à-dire par une répétition immémorable ou immémoriable. Je n’en dirai rien ici, en particulier faute de temps, mais si je le faisais, je parlerais de ce que ce retranchement aurait à voir ou à ne pas voir avec la mémoire sans mémoire de la circoncision49.
Jacques Derrida déclare, alors, n’avoir jamais parlé que de la circoncision. De façon explicite, il aborda la question dans Glas, La carte postale, Schibboleth et «Circonfession» ; texte dans lequel il dira : «Considérez le discours sur la limite, les marges, marques, marchés, etc., la clôture, l’anneau (alliance et don), le sacrifice, l’écriture du corps, le pharmakos exclu ou retranché, la coupure/couture de Glas, le coup et le recoudre, d’où l’hypothèse selon laquelle c’est de ça, la circoncision, que sans le savoir, en n’en parlant jamais ou en parlant au passage, comme d’un exemple, je parlais ou me laissais parler toujours, à moins que, autre hypothèse, la circoncision elle-même ne soit qu’un exemple de ça dont je parlais, oui mais j’ai été, je suis et je serai toujours, moi et non un autre, circoncis…. »50. Pour Derrida, l’écriture - le corps comme écriture - se généralise « à toutes les traces de différence, tous les rapports à l’autre »51.
Si, sur le plan psychanalytique, Freud52 et Lacan53 développaient des analyses très différentes de la question, Derrida, quant à lui, parlera du « crime » de sa circoncision54. On comprend, alors, peut-être mieux, sa critique de la métaphysique occidentale et ses constructions philosophiques qui lui paraissent dépendre de façon inconsidérée d’oppositions tranchées et de couples conceptuels irréductibles comme le spirituel et le matériel, l’universel et le particulier, l’éternel et le temporel, le masculin et le féminin55. Ces couples, en effet, posent un double problème. D’abord, de part leur rigidité extrême, tout ce qui ne s’inscrit pas parfaitement dans le rapport d’opposition se trouve marginalisé voire supprimé. Ensuite ces oppositions imposent un ordre hiérarchique. Ainsi, le réel de la circoncision mais aussi tout tranchement et retranchement prennent-ils une place centrale dans la pensée du philosophe.
Une scène touchant directement la question de la coupure56 occupe également la pensée d’Althusser57. Dans son autobiographie, le philosophe marxiste rappelle, en effet, avoir ressenti de profondes angoisses à cause d’un phimosis qui lui empoisonna la vie durant des années à Alger, mais aussi à Marseille. Le jeune Louis passait alors son temps à tirer sur la peau de mon sexe mais n’arrivait pas à en décalotter le gland. Il se pensait alors atteint d’une grave infection et ne parvenait pas à une érection complète et achevée dans l’éjaculation. Un jour sa mère alerta alors le père de Louis, et l’enferma littéralement avec l’enfant dans les toilettes. Durant plus d’une heure, dans le noir des toilettes, le père essaya alors de tirer sur la peau du prépuce de son fils.
Plus tard, à 30 ans, Louis n’aura encore jamais embrassé une femme. Lorsqu’un jour Hélène58 - celle qui deviendra sa femme - prit l’initiative, un abîme d’angoisse s’ouvrit en lui «qui ne se referma plus»59. Au fond, pour Derrida, ce fut un «manque de peau» qui s’imposa comme une blessure. Alors que pour Althusser, ce sera cette peau envahissante qui l’ «étouffera» une partie de sa vie. Car le phénomène durera des années. Au point que notre philosophe restera longtemps convaincu de son anormalité. Comme s’il manquait à son anatomie quelque chose pour être un sexe d’homme. Ou bien comme si, en réalité, il ne disposait pas vraiment d’un sexe d’homme, ou qu’on l’en avait privé. L’auteur, d’ailleurs, n’hésite pas à trancher - si l’on peut dire - en déclarant : «Ma mère sans doute (…) m’avait littéralement ‘’mis la main dessus’’»60.
Le philosophe marxiste soulignera, par la suite, la nécessité, pour aimer, de ne pas être entamé dans l’intégrité de son corps et de son âme. Il déclarera même qu’il convient de ne pas être «châtré» - encore une fois, la coupure radiale - mais disposer de sa puissance d’être (Spinoza) sans en être «amputé d’une seule partie, sans être voué à le compenser sans l’illusoire ou le vide»61. Le phénomène se manifeste au niveau de la peur de la castration - la scène dans les toilettes - mais aussi de part la difficile coupure avec la mère. Notre auteur déclarera d’ailleurs avoir subi dans son corps62 et sa liberté, la loi des phobies de sa mère63. Il déclarera même qu’il n’existait que dans le désir de sa mère, jamais dans le sien, considéré comme inaccessible64. À d’autres moments, l’auteur de Lire le Capital, précisera qu’il faisait ce que sa mère voulait ; d’où sa volonté d’en rajouter pour se prouver, sur le dos des autres hommes, qu’il était bien un homme, doté d’un sexe et non cet être asexué que voulait sa mère65.
La problématique de la coupure, sur le plan théorique cette fois, se retrouve donc aussi au sein de la philosophe d’Althusser mais à un autre niveau que dans la déconstruction. Rappelons, d’abord, à ce propos, que dans sa lecture de Marx, le philosophe reprit l’idée bachelardienne de «rupture épistémologique». Pour l’auteur de La formation de l’esprit scientifique, c’était en termes d’obstacle qu’il convenait de penser la connaissance scientifique. «Quand il se présente à la culture scientifique, précisait-il, l’esprit n’est jamais jeune, il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est, spirituellement, rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé»66. Le savoir du passé, le sens commun, devient alors un « obstacle épistémologique » en tant qu’il peut empêcher l’accès réel à la connaissance. Bien qu’il utilise peu l’expression, Gaston Bachelard parle donc de «rupture épistémologique» pour signifier le passage permettant de connaître réellement, en rejetant certaines connaissances antérieures.
S’inspirant de son professeur, l’ancien élève de Bachelard utilise pourtant une expression un peu différente pour parler de ce qui se produit au sein de l’œuvre de Marx : la « coupure épistémologique ». Il propose, en effet, de séparer le «jeune Marx», lu comme un philosophe, un idéologue, du «Marx de la maturité» considéré alors comme un «scientifique» ; et l’auteur de l’Idéologie allemande ainsi que des Thèses sur Feuerbach67.
Mais la question de la coupure ne s’arrête pas là. Rappelons que le père d’Althusser avait la réputation de toujours trancher avec décision68. Quelque chose se serait-il transmis à ce niveau de manière inconsciente dans la pensée du philosophe ? Pour Gérard Pommier, en faisant de l’œuvre de Marx une lecture symptomal, comme celle que fit le philosophe allemand avec les économistes classiques, Althusser visait à montrer ce que Marx n’avait pas vu, «mais qu’il aurait dû voir, s’il avait été cohérent avec sa propre théorie. Père du père grâce à ses propres armes, ce n’est pas sur des questions périphériques que le philosophe intervient, mais sur la construction du Capital lui-même»69. La thèse se tient. Pourtant, paradoxalement, dans L’avenir dure longtemps, le philosophe se demandera si, finalement, il eut vraiment un père. Certes, il portait son nom et manifestait sa présence. Mais en un autre sens : non. En effet, jamais son géniteur n’intervint dans son existence pour l’orienter d’une façon ou d’une autre70. Notre auteur semble alors fort éloigné de cette ligne tracée d’avance qu’évoque Sartre dans un autre contexte : «Quand l’enfant se conforme à la volonté présente du père, il commence à distinguer sa propre image future. Et c’est le père encore»71. Mais à propos d’Althusser ne s’agissait-il pas plutôt, toujours et encore, de la mère ?
3. De la coupure et du réel
Ce réel qui fait effraction dans la vie de nos deux auteurs comment, finalement, se trouve-t-il appréhendé par leurs philosophies ? Penser la question du réel chez Derrida nécessite, en premier lieu, un détour par Georges Bataille72. Notons d’emblée que dans l’esprit de Marcel Mauss73, ce dernier opère une différence entre deux pôles structuraux dans sa réflexion sur les sociétés humaines et leurs institutions. D’un côté, il place l’homogène, ou domaine de la société humaine et productive, de l’autre, l’hétérogène (le sacré, la pulsion, la folie, le crime, l’improductif, les excréments, les ordures, etc.). Or, cette seconde dimension se révèle impossible à symboliser ou à normaliser dans l’ordre de la raison. Elle renvoie à une existence « autre », expulsée de toutes les normes. Il s’agit donc de définir une sorte de «part maudite»74, une différence au sens de l’absolu ou de la duplicité, quelque chose qui ne se laisse pas symboliser et qui excède la représentation75. L’hétérogène, ou plutôt l’hétérologie, renvoie ainsi, chez Bataille, à la science de l’inassimilable, de l’irrécupérable, des déchets ou des «restes».
L’auteur de La part maudite voulait s’opposer à une philosophie qui réduit tout au pensable. L’hétérologie s’oppose donc à n’importe quelle représentation homogène du monde, à n’importe quel système philosophique76. Lacan, d’ailleurs, semble s’être inspiré de cette notion pour inventer le concept de réel77. On connaît la formule : le réel, c’est l’impossible78. En effet, il se révèle impossible à imaginer, à intégrer dans l’ordre du symbolique, à atteindre d’une manière ou d’une autre79. Or, Derrida80, cette fois - pour qui l’hétérogénéité joue un rôle important - comprend la déconstruction comme une certaine expérience de l’impossible81; autrement dit, une expérience de l’autre, de l’autre comme invention de l’impossible, ou si l’on veut, comme la seule invention possible82. La voici alors en train de relier ce qui se trouve conceptuellement coupé.
Lorsque le philosophe dit «l’impossible», cependant, il ne pense pas à l’obstacle, mais cherche plutôt à désigner cet autre régime du «possible-impossible» qu’il convient de penser en questionnant de toutes les manières - comme au sujet du don, du pardon, ou de l’hospitalité - en essayant de « déconstruire » l’héritage des concepts de «possibilité», de «pouvoir», d’impossibilité, etc83. Cet im-possible ne relève donc pas du privatif. Il ne s’agit pas de l’inaccessible. S’il n’arrivait que ce qui était déjà possible, donc anticipable et attendu, cela ne constituerait pas à proprement parler un événement. L’événement n’est possible, selon notre philosophe, que venu de l’impossible. Il arrive comme la venue de l’impossible, là où un «peut-être» nous prive de toute assurance et laisse l’avenir à l’avenir. «Ce "peut- être" s’allie nécessairement à un "oui" : oui, oui à (ce) qui vient»84. La déconstruction, c’est l’impossible comme ce qui arrive.
Jacques Derrida85 déclare également qu’«il n’y a pas de hors-texte». Une telle formule pourrait laisser croire que le philosophe se contente de déplier une position structuraliste. Il s’agirait, alors, simplement d’attester le principe d’immanence ou la clôture du signe. Or, pour notre auteur, cette expression signifie, au contraire qu’il n’y a pas de hors contexte86. Le vocable renvoie, alors, à toute l’histoire-réelle-du-monde dans laquelle la valeur d’objectivité et même, plus largement, celle de vérité ont pris un sens et se sont imposées. Ce qui, du reste, ne les discrédite en rien. Derrida comprend parfois la déconstruction comme la prise en compte de ce contexte sans bord, l’attention la plus vive et la plus large possible au contexte. Il s’agit, par conséquent, d’un mouvement incessant de recontextualisation. Le philosophe utilise l’expression «histoire-réelle-du-monde», pour souligner que le concept de texte ou de contexte qui le guide comprend le monde, la réalité et l’histoire. Le «texte», ici, ne renvoie pas au livre, à cet objet que l’on trouve dans une bibliothèque. Il ne suspend donc pas la référence à l’histoire, au monde, à la réalité, à l’être ou à l’autre87.
Plus fondamentalement, l’auteur de Limited Inc remet en cause l’idée d’une expérience pure. Pour lui, «la res, (…) n’est pas seulement l’objet, la chose mais tout ce que notre tradition a baptisé comme le réel : le réel historique, économique, politique, sexuel et ainsi de suite. (…) la réalité n’est pas plus dans le texte qu’elle n’est la référence rassurante du hors-texte. Troisième voie comme toujours : le lexique de la prétendue "réalité" et sa conceptualité sont bouleversés afin d’atteindre une logique d’empiétement qui n’obéit plus à la dialectique même/autre, dedans/dehors (dialectique en définitive cohérente avec l’option réaliste)»88. Pour Derrida «l’ontologie est, de fait, une ‘’hantologie’’, une conjuration pour conjurer les revenants qui traversent la présence de la res en la constituant»89. L’hantologie renvoie à la formule du début du manifeste de Marx - «Un spectre hante l’Europe - le spectre du communisme»90 - mais aussi au spectre d’un roi qui, dans une célèbre pièce de Shakespeare, apparaît et révèle à son fils, Hamlet, qu'il a été assassiné par l’oncle de ce dernier : Claudius. Cette hantologie91 - logique de la hantise - se révèle indissociable de la déconstruction. Elle possède cette trace provenant du passé qui hante le présent.
Derrida conçoit la réalité comme essentiellement multiple, indécise, voire chaotique92. Mais contrairement à Lacan, il semble ne pas distinguer celle-ci du réel93. «Dès que le signe apparaît, souligne-t-il dans De la grammatologie, c’est-à-dire depuis toujours, il n’y a aucune chance de rencontrer quelque part la pureté de la "réalité", de l’ "unicité", de la singularité»94. En revanche, cette notion lui semble rejoindre l’idée d’épiphanie du Visage si souvent évoquée par Levinas. Je pense, en l’occurrence, à son affirmation selon laquelle le mot de «réel» signifie «l’irréductible singularité de l’autre en tant qu’elle ouvre un monde, qu’il y aura toujours eu un monde pour elle»95.
Comme son ami, Althusser manifeste des distances avec l’empirisme. Dans le tome I de Lire le Capital, il rappelle d’ailleurs que pour Spinoza, l'objet de la connaissance était en soi complètement différent de l'objet réel96. Il soulignait alors l’importance de ne pas confondre l'idée du cercle, comme objet de la connaissance et le cercle, entendu, ici, comme l'objet réel97. Quand l’empirisme désigne l’essence de l’objet de la connaissance, il avoue quelque chose d’important, qu’il dénie par la même occasion98. En effet, «il avoue que l’objet de la connaissance n’est pas identique à l’objet réel, puisqu’il le déclare seulement partie de l’objet réel. Mais il dénie ce qu’il avoue, précisément en réduisant cette différence entre deux objets, l’objet de la connaissance et l’objet réel, à une simple distinction des parties d’un seul objet : l’objet réel. Dans l’analyse avoué, il y a deux objets distincts, l’objet réel qui ‘’existe en dehors du sujet, indépendamment du processus de connaissance’’ (Marx) et l’objet de la connaissance (l’essence de l’objet réel) qui est bel et bien distinct de l’objet réel. Dans l’analyse déniée, il n’y a plus qu’un seul objet: l’objet réel ? D’où nous sommes légitimés à conclure : le vrai jeu de mots nous a nous-même abusés sur son lieu, sur son support (Trager), sur le mot qui en est le siège équivoque. Le vrai jeu de mots ne se joue pas sur le mot réel, qui est son masque, mais sur le mot objet. Ce n’est pas le mot réel qu’il faut mettre à la question de son meurtre99: c’est le mot objet ; c’est le concept d’objet, dont il nous faut produire la différence, pour la délivrer de l’unité d’imposture du mot objet»100.
Selon Althusser, Marx rejette la confusion hégélienne de l’identification de l’objet réel et de l’objet de la connaissance, ou bien encore du processus réel et celui de connaissance. Le philosophe allemand semble alors distinguer comme Spinoza, «l’objet réel et l’objet de la connaissance»101. Pour le philosophe marxiste - contrairement à l’empirisme - jamais la connaissance ne se trouve devant un «objet pur» qui se révélerait alors identique à l’objet réel dont la connaissance vise justement à produire… la connaissance. Cette dernière travaillant sur son «objet», «ne travaille pas alors sur l’objet réel, mais sur sa propre matière première, qui constitue, au sens rigoureux du terme, son ‘’objet’’ (de connaissance), qui est, dès les formes les plus rudimentaires de la connaissance, distinct de l’objet réel»102.
L’auteur de Pour Marx affirme que la distinction entre l’objet réel et l’objet de la connaissance entraîne la disparition du mythe (empiriste ou idéaliste absolu) de la correspondance biunivoque entre les termes des deux ordres. Autrement dit, «toute forme, même inversée, de correspondance biunivoque entre les termes des deux ordres : car une correspondance inversée est encore une correspondance terme à terme selon un ordre commun (dont seul change le signe)»103. Pour Althusser, le réel correspond à l’objet réel, existant indépendamment de sa connaissance mais ne pouvant être défini que par sa connaissance104.
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Tout au long de notre parcours, nous avons vu se dessiner l’intime corrélation entre la corporéité et le trauma au sein du processus de production de la pensée philosophique de nos deux auteurs. Dans son séminaire sur les concepts principaux de la psychanalyse, Lacan, déclarait : «N’est-il pas remarquable que, à l’origine de l’expérience analytique, le réel se soit présenté sous la forme de ce qu’il y a en lui d’inassimilable, sous la forme du trauma, déterminant toute sa suite, et lui imposant une origine en apparence accidentelle»105. Ne pourrait-on pas élargir la remarque à d’autres situations que celle offerte à l’analysant dans le cadre de la cure ?
Au terme de cette contribution, il semble possible d’affirmer qu’un trauma singulier travaille inconsciemment la pensée de tout sujet. Pour le philosophe, ses choix méthodologiques, ses adhésions parfois unilatérales à tel ou tel courant (phénoménologie, marxisme, structuralisme, déconstruction…) émane, sans doute, d’un étrange mélange entre des choix mûrement réfléchis et une effraction du réel dans son univers psychique. A ce niveau, l’on serait tenté de se demander si le ravissement qui accompagne l’acquisition de la connaissance, pour parler en termes nietzschéens, ne serait pas, au fond, la volupté de la sécurité retrouvée106. Cette dynamique d’appropriation du monde par la pensée constitue de toute manière l’une des plus fortes caractéristiques de la dignité humaine.