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Cuadernos de Administración (Universidad del Valle)
Print version ISSN 0120-4645On-line version ISSN 2256-5078
cuad.adm. no.41 Cali Jan./June 2009
La conflictualité des rapports de travail dans léconomie de la connaissance: une perspective identitaire
The Conflict of the Working Relationship in the Knowledge Economy: An Identity Perspective
La conflictividad de las relaciones de trabajo en la economía del conocimiento: una perspectiva identitaria
William Rojas-Rojas*
Laurent Stomboli**
* Profesor del Departamento de Contabilidad y Finanzas de la facultad de Ciencias de la Administración de la Universidad del Valle. Doctorante Sciencies de Gestion Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris, Francia. (CNAM). Thèses assignées à Chaire Développement des Systèmes dOrganisation (LIPSOR). Correo Electronico: wilrojas5@hotmail.com
** Laboratoire dInnovation, de Prospective Stratégique y dOrganisation, Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris, France Doctorante Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris, Francia. (CNAM). Thèses assignées à Chaire Développement des Systèmes dOrganisation (LIPSOR). Correo Electronico: lstomboli@gmail.com
Artículo Tipo 2: de reflexión. Según Clasificación Colciencias.
Fecha de Recepción: 13 de abril de 2009 Fecha de Aprobación: 3 de julio de 2009
RESUMÉ
Cet article a pour objectif de mettre en avant lirréductibilité du conflit dans les rapports de travail entre dirigeants et subordonnés au sein des entreprises les plus avancées des économies développées. La conflictualité dans les rapports de travail est envisagée dans une perspective identitaire sappuyant sur le concept psychanalytique dinhumanité. Linhumanité au travail est définie comme la dimension de la condition humaine qui conduit lindividu à affirmer son identité par la négation partielle de la condition dhumanité dautrui dans les rapports de travail. Les auteurs entendent ainsi montrer lillusion managériale qui préside à la mise en place de programmes visant à a-conflictualiser les rapports de travail dans lorganisation. Pour les auteurs, ces programmes ne peuvent faire disparaître une inhumanité profondément ancrée dans les structures formelles et dans le système culturel, symbolique et imaginaire de lorganisation. La permanence de linhumanité dans les rapports de travail reflète lexistence de puissants obstacles psychiques et culturels sopposant à la reconnaissance pleine et entière de la condition humaine au sein des organisations. Limpossibilité dexprimer laltérité dans son identité dans le champ organisationnel conduit à déplacer la pulsion agressive vers la violence non plus symbolique mais concrète. Et face à la violence, le management na ni emprise, ni outil de gestion. Comme le démontre lhistoire de lhumanité, seule la civilisation et la culture peuvent aboutir à mieux reconnaître et se reconnaître dans laltérité.
Mots clés: rapports de travail, processus identitaire, psychanalyse, inhumanité
ABSTRACT
This article aims at showing the permanence of conflictual labour relations between leaders and subordinates within the most advanced firms of the developped economies. The conflictual character of labour relations is described from an identity perspective founded on the psychoanalytic concept of inhumanity. The inhumanity is defined as the dimension of the human condition that drives individuals to affirm their identities by partially denying the human conditions of the other individuals in labour relations. The authors are willing to show the managerial illusion that command to put in place programmes aiming at preventing conflicts in labour relations. For the authors, such programmes will not eliminate an inhumanity engraved in the formal structures as well as in the cultural, symbolic and imaginary system of organisations. The permanence of inhumanity in labour relations reflects the existence of powerfull psychological and cultural barriers to fully recognising the human condition in organisations. The impossibility to express alterity of ones identity in the organisational field surely conducts to move the aggressive drive towards forms of violence that are no longer symbolic but concrete. Against violence, management has no grip and no tools. As shows the history of humanity, only civilisation and culture can lead to better recognition and recognise oneself in alterity.
Keywords: labour relations, identity processes, psychoanalysis, inhumanity.
RESUMEN
El propósito de este artículo es el de evidenciar la irreductibilidad del conflicto existente en las relaciones de trabajo entre dirigentes y subordinados al interior de las empresas mas avanzadas de las economías desarrolladas. La conflictividad en las relaciones de trabajo se enfoca desde una perspectiva identitaria que se soporta sobre el concepto psicoanalítico de inhumanidad. La falta de humanidad en el trabajo se define como la dimensión de la condición humana que conduce al individuo a afirmar su identidad por la negación parcial de la condición de humanidad del otro en las relaciones de trabajo. Los autores se proponen así mostrar la ilusión managerial que preside a la instauración de programas encaminados a que no se generen conflictos en la organización. Para los autores, estos programas no pueden hacer desaparecer una inhumanidad profundamente afianzada en las estructuras formales y en el sistema cultural, simbólico e imaginario de la organización. La permanencia de la inhumanidad en las relaciones de trabajo refleja la existencia de poderosos obstáculos psíquicos y culturales que se oponen al reconocimiento pleno y completo de la condición humana en el seno de las organizaciones. La imposibilidad de expresar la alteridad en su identidad en el campo organizacional conduce a desplazar el impulso agresivo hacia la violencia ya no simbólica sino concreta. Y frente a la violencia, la Administración no tiene ni influencia, ni instrumentos de gestión. Como lo demuestra la historia de la humanidad, sólo la civilización y la cultura pueden llevar a reconocer y reconocerse mejor en la alteridad.
Palabras Clave. Relaciones de trabajo, proceso identitario, psicoanálisis, inhumanidad
INTRODUCTION
Les économies des pays développés reposent pour lessentiel de leur valeur et de leur volume demploi sur les activités de services liées à la connaissance. Comme le constate léconomiste Foray (2000) à propos des pays de lOCDE, le stock de capital intangible atteint le niveau du stock de capital tangible dés le milieu des années 1970 pour le dépasser aujourdhui largement. De même fait-il le constat de laugmentation significative de lemploi hautement qualifié dans lemploi total. Au sein des entreprises intensives en connaissance, un retournement inédit sopère mettant entre les mains des salariés les principaux actifs de lentreprise. Comme le souligne Drucker (1959), dirigeants et managers sont appelés à considérer les salariés non plus comme un coût mais comme un actif, une nouvelle forme de capital déterminant lessentiel de la valeur ajoutée. La théorie économique du capital humain est ainsi forgée par Becker (1964) pour décrire cette situation. Mais cette notion de capital humain nest pas sans poser problème puisque si lentreprise bénéficie effectivement de ce capital, elle nen est pas propriétaire à proprement parler. En effet, ce capital nest rien dautre que les savoirs, les compétences, la capacité dapprentissage et dinnovation portés par le salarié de lentreprise. En dautres termes, le capital humain fait corps avec lhumain lui-même lequel est librement engagé dans son contrat de travail avec lentreprise (ou présumé tel). Pour le management, la gestion des ressources humaines prend une dimension nouvelle orientée vers la mise en place dun processus systématique de prévention de la conflictualité des rapports de travail. Toute forme conflictuelle des rapports de travail est alors perçue par le management comme générateurs de perte de productivité (désengagement, passivité, grève) voire de perte tout court (démission) du capital humain de lentreprise. Cette politique managériale daconflictualisation des rapports de travail aboutit à des tactiques darrangement, de temporisation ou de compensation qui visent non pas tant ladhésion que lacceptation des décisions managériales par le salarié sans rupture de lactivité ou baisse de la productivité.
Dans cet article, nous souhaitons souligner la part dillusion que revêt une telle conception de la gestion des rapports de travail. Nous fondant sur le constat dune rationalité humaine tout à la fois multiple, complexe et ambivalente, nous entendons montrer au contraire lirréductibilité du conflit dans les rapports au travail au sein des entreprises de léconomie de la connaissance. Au-delà des arguments rationnels tels que le caractère indispensable et essentiel du travail humain dans le processus de création de valeur, le relatif équilibre des rapports de pouvoir entre le salarié et son employeur, la proximité sociologique entre le salarié et sa hiérarchie, nous mettons en avant lexistence et la persistance chez les individus au travail de mécanismes daffirmation identitaire se structurant autour de la distinction sans cesse renouvelée entre le «nous » et le «eux». Pour cela, nous aurons recours au concept psychanalytique dinhumanité lequel appliqué au travail peut se définir comme la dimension constitutive de la condition humaine qui consiste à nier partiellement la condition humaine dautrui dans le cadre des interactions au travail. A laune du concept dinhumanité, nous verrons comment persiste sous des formes perpétuellement renouvelées une prise en compte partielle et sélective de la condition humaine des salariés par le management dans les rapports de travail. Linhumanité au travail est une notion donnant un cadre conceptuel danalyse des actes agressifs se caractérisant par la négation de la condition humaine de lautre dans les rapports de travail. Disons dés à présent que cette violence résultant des processus narcissiques daffirmation identitaire est principalement de nature inconsciente.
LINHUMANITÉ DE LA CONDITION HUMAINE COMME DIMENSION CONSTITUTIVE DE LIDENTITÉ AU TRAVAIL
Avant dentamer notre propos, signalons que dans les sociétés développées, lacte de travail a fait lobjet de théories qui proposent suffisamment des raisons et darguments pour que les organisations et les entreprises cherchent à humaniser les rapports de subordination qui sétablissent à lintérieur de lacte de travail. En particulier, relevons avec Aktouf (1992) lapparition des théories de lhumanisme radical se caractérisant par un usage instrumental des sciences sociales et humaines pour souligner le besoin de reconnaître la condition dhumanité des salariés (subordonnés) selon les termes de limpératif catégorique kantien:
Lhumanité elle-même est une dignité; en effet lHomme ne peut être utilisé par aucun homme (ni par dautres, ni même par lui-même) simplement comme moyen, mais doit toujours être traité en même temps comme fin, et cest en cela que consiste précisément sa dignité (la personnalité) grâce à laquelle il sélève au-dessus de tous les autres êtres du monde qui ne sont point des hommes et peuvent donc être utilisés, sélevant par conséquent au-dessus de toutes choses. Ainsi, tout comme il ne peut se défaire de lui-même à aucun prix (ce qui contredirait au devoir destime de soi), de même il ne peut non plus agir à lencontre de la toute aussi nécessaire estime de soi que se portent les autres en tant quhommes, cest-à-dire quil est obligé de reconnaître pratiquement en tout autre homme la dignité de lhumanité; sur lui repose par conséquent un devoir qui a trait au respect qui doit être nécessairement témoigné à tout autre homme.
Kant (1785, p. 108), Fondements de la métaphysique des moeurs
Dans la littérature de gestion et du management, un grand nombre de manuels et douvrages contiennent des réflexions et des considérations sur lhomme en tant quélément fondamental des entreprises et de la société en général. Et depuis la fin du XVIIIe siècle, la Modernité comme projet culturel a proposé une idée de lhomme qui a permis aux auteurs dans de nombreuses disciplines didentifier la vraie valeur de lhomme dans le travail et démontrer la nécessité dun humanisme dans lorganisation. Cependant, comme lécrit Aktouf (1992), la plupart des théories du management qui ont tenté de centrer leurs réflexions sur la personne humaine, ne font référence quà une espèce de relation dappropriation abstraite et symbolique entre le salarié et lentreprise qui ne bouleverserait en rien les conditions de travail sur le plan matériel et concret: partage des revenus, partage du pouvoir, de la propriété, des décisions. Les «nouveaux » manuels de gestion et de management sont ainsi les fondateurs dun humanisme de façade, un humanisme tronqué invitant les travailleurs à devenir «ambassadeurs de leur entreprise » sans rendre compte ni spécifier les motifs et les moyens par lesquels ils pourraient assumer ce rôle. Les exposés dOmar Aktouf, sans nier le rôle déterminant des dirigeants, insistent sur le fait quune prise en compte de la condition humaine dans lorganisation doit aboutir à un changement radical des conditions concrètes dexercice de lactivité et du vécu quotidien de chacun dans lorganisation. Une telle prise en compte ne saurait être effective que dans les manifestations concrètes dune culture de synergie et de complicité enracinée dans des pratiques réelles exprimant des convergences, des rapprochements, des expériences entre les individus. Dans cette perspective, il apparaît peu soutenable dinviter tous à se libérer, à sexprimer, à participer, à se réaliser, à adhérer aux valeurs partagées sans démystifier lidée selon laquelle seuls les dirigeants sont acteurs, cest à dire conçoivent et dirigent les programmes tendant vers cette nouvelle culture de lentreprise et du travail. Cest en ce sens quAktouf (1992) regroupe dans le paradigme de «humanismeradical » un certain nombre dauteurs proposant des voies de recherche et dactions plus proches dun humanisme authentique. Ces auteurs portent notamment la critique du pouvoir unilatéral, la nécessité du dialogue dans lorganisation et sopposent aux pratiques de gestion entravant toute possibilité réelle de donner à lhomme un statut de sujet, dinterpellant, de personne ontologiquement fondée qui doit se reconnaître dans lentreprise pour pouvoir se réapproprier les actes que lentreprise veut le voir accomplir et les vivre comme lexpression de ses propres souhaits. Ces théories font un appel insistant à une sorte de radicalisme épistémologique et méthodologique qui consiste à faire passer avant tout la nature complexe, systémique et multidimensionnelle des phénomènes humains dans le travail et dans la vie des organisations. Ainsi certains auteurs en sciences de gestion ont fini par reconnaître que gérer et concevoir le salarié comme une marchandise (force de travail) ou un moyen (ressource humaine, capital humain) le fait entrer dans un «engrenage passif obéissant » alors même que lefficacité du travail, sa productivité, appelle au contraire à le considérer comme un «collaborateur complice actif». Mais alors pourquoi mobiliser le concept dinhumanité à propos des rapports de travail?
Tout dabord, il est nécessaire de mentionner que les notions dhumain et dinhumain que nous employons ne sont pas à rapprocher des conceptions morales du bien et du mal. Ainsi, linhumain dans notre propos réfère à une dimension de lêtre humain: linhumain ne nie pas lhumain. Bien que littéralement «in » soit un préfixe négatif, nous pensons que la notion dinhumain demeure des plus pratiques pour mener lexploration des dimensions psychiques et culturelles faisant de lhomme un être à la fois générique et singulier. Autrement dit, en nous servant du terme «inhumain», nous cherchons à dévoiler un secret intime qui se loge dans les tréfonds de la condition humaine. Et ce mouvement vers les profondeurs intérieures est précisément évoqué par le préfixe «in». Ainsi lhumain et linhumain forment un couple fantasmagorique qui nous permet dattribuer un «nouveau » statut aux divers actes qui témoignent contre la reconnaissance du réel comme tel dans la condition humaine.
Nous pensons quil faille procéder à la construction de ce couple dans la certitude quil sagit de deux concepts relatifs; cela ne signifiant pas pour autant quil faille partir dune révision de ce qui est proprement humain pour pouvoir construire le concept de linhumain. Nous envisageons la construction du concept dhumain en partant de la perspective de linhumain; de même que le concept de droite peut se construire en partant de la perspective de la gauche et viceversa. Ce choix de perspective est motivé par la conviction que si lhumain a bel et bien fait lobjet dune vaste et exhaustive réflexion, celle-ci a largement abouti à une idéalisation de lhumain. Cette idéalisation de lhumain est le fruit dun processus centenaire auquel se sont opposés des penseurs tels que Nietzsche, Freud, Lacan ou encore Lévy Strauss. Et, à nos yeux, lélaboration dune réelle théorie de lhumain napparaît quavec la philosophie du soupçon, lanthropologie philosophique et la psychanalyse. Bien évidemment, cest à partir de ces révolutions anthropologiques, psychologiques et philosophiques qua pu se construire avec un certain fondement une idée de linhumain. En particulier, nous soulignons ici loeuvre fondatrice des conceptions (partagées par la biologie) de Freud (1920) puis de Lacan (1949) sur la fonction quoccupe lagressivité dans la formation de la condition humaine.
Le concept dinhumanité permet la définition de lhomme comme un être ambivalent. En effet, dans son second topique, Freud (1920) considère la tendance agressive comme étant une disposition innée et instinctive de lhomme. Ainsi, lhomme nest pas une créature innocente et en manque damour qui noserait se défendre que sil était attaqué, mais un être agressif, capable de se réjouir de la douleur des autres, un être dont les passions instinctives lemportent souvent sur les intérêts de la raison. Dans cette perspective et en établissant cependant des différences avec la pensée freudienne, Lacan (1949) soutient que lagressivité est inhérente à la condition humaine. Lambivalence de la condition humaine exprime donc la cohabitation de sentiments de tendresse et dhostilité à légard de toute forme daltérité. Lambivalence marque la présence simultanée de lhumain et de linhumain dans la condition humaine et donc la possibilité de la réaction agressive face à laltérité laquelle est dépendante de la structure psychologique propre à chaque individu mais aussi de facteurs culturels privilégiant certaines formes de représentation et de rapport au monde et aux autres. Linhumanité dans les rapports de travail ne résulte pas du désir inconscient de détruire lautre mais dune angoisse identitaire de lauteur des actes agressifs face à cet autre. En somme, linhumanité dans les rapports de travail est le résultat de lexacerbation psychique, anthropologique et culturelle de lagressivité qui permet la différenciation entre nous et eux. Comme le fait remarquer Laplanche (1992), laffirmation de soi ne saurait se faire sans la présence de lautre: linhumanité est donc cette violence blanche par laquelle lun saffirme face lautre en lui niant son droit à légalité et à la liberté. Dans les rapports de travail plus spécifiquement, le concept dinhumanité fait référence à des actes dagressivité qui privent lautre de la possibilité de se rendre digne par le travail, qui ne reconnaissent pas dans cet autre la condition humaine mais une ressource humaine, une compétence, un facteur de production... Linhumanité dans les rapports de travail sexprime ainsi dans des actes managériaux sinscrivant dans un ordre culturel et symbolique de nature essentiellement économique qui refuse à lautre la valorisation morale par son travail.
Si lambivalence de la condition humaine permet denvisager théoriquement une symétrie entre dirigeants et subordonnés dans lexercice de linhumanité dans les rapports de travail, il faut reconnaître avec Cruz Kronfly et al. (2003) quau sein de lentreprise, un contexte culturel et symbolique particulier favorise lémergence de linhumanité dans les actes managériaux. Ainsi les théories de gestion et du management lorsquelles appellent à un traitement plus humain sadressent-elles à ceux qui ont autorité formelle sur les autres. Et depuis lAntiquité, lOccident a conçu lacte de travail dans une dissymétrie de pouvoir en faveur de celui qui engage loeuvre et dirige le travail. Lesclave, le serf, le travailleur, le cadre se doivent dans leur travail à celui qui, dune façon ou dune autre, risque son capital. Nous ne nions pas quau cours de lhistoire, les rapports de travail se soient peu à peu «humanisés » mais cela nempêche pas la permanence de linhumanité comme mécanisme de différenciation identitaire entre les individus prenant part au travail. Bien au contraire, linhumanité dans les rapports de travail émerge quand le dirigeant se voit confronter à laltérité du subordonné. Cette prise de conscience de laltérité conduit le dirigeant, mû par une logique narcissique, à exagérer cette différence au moyen dactes agressifs. Ainsi la reconnaissance de lhumanité de lautre dans les organisations paraît restreinte au strict nécessaire pour que les subordonnés éprouvent de lengagement envers lorganisation. Or comme le souligne Cruz Kronfly et al. (2003), si cette reconnaissance restreinte de la condition humaine au sein de lorganisation a été acquise aujourdhui, cela est dû au fait que lhomme contemporain est parvenu à un degré de conscience de sa dignité qui lui rend insupportable tout mauvais traitement et toute humiliation durable. Nous avons intériorisé les valeurs dégalité et de liberté et, par conséquent, défendons comme nous le pouvons, selon les circonstances, la dignité que la philosophie moderne nous a octroyée. Lidéal de reconnaissance de la condition dhumanité dans les rapports de travail doit donc sappuyer sur les rappels-à-lordre de lhumanisme philosophique et non sur une hypothétique prise de conscience élargie parmi les dirigeants. En effet, face au développement de la culture moderne, la rationalité du capitalisme et la technologie mise à son service ont largement «réussi » à contourner les commandements moraux de respect de lhumanité. Les dirigeants ont tôt fait de se débarrasser du commandement de respect de la condition humaine à labri de lidéal économique qui fait de lefficacité et du rendement les principes fondamentaux de la gestion de lentreprise. Il nen demeure pas moins que tant que les organisations doivent recourir au travail humain, tous les accords et théories en faveur de lhumanité, comme une catégorie proprement humaine, auront validité. La notion dinhumanité est inhérente à la discussion éthicopolitique moderne qui proclame les valeurs de la liberté et de légalité de tous les hommes mais qui reconnaît, en même temps, lexistence de multiples obstacles culturels et individuels à leur établissement. Dans cet ordre didées, linhumain surgit ainsi de lintolérance qui fait quen envisageant autrui, on ne puisse reconnaître ce dernier dans sa différence. Au contraire; cette différence est perçue comme une menace pour notre propre identité. Bien que le monde moderne et ses développements philosophiques mettent avant une idée désacralisée de légalité, il fut nécessaire den passer par des luttes revendicatives pour simpose la reconnaissance restreinte des subordonnés. Comme le résume Fernando Cruz et al. (2003):
Lorganisation des entreprises, toute horizontale que soit sa structure hiérarchique, ne réussit pas à effacer, par un simple acte de sa volonté stratégique, la fragmentation en nous et eux et ses conséquences sur lensemble. Le subordonné occupe inévitablement, du fait de sa condition, la place de lautre, différent mais nécessaire, regardé avec méfiance, à cause du danger apparent qui découle de sa différence et probablement, ne serait que de manière symbolique, de sa condition de subordonné. En quoi consiste ce danger? Vraisemblablement à la menace que représente toujours lautre pour lidentité narcissique de ses supérieurs.
Cruz Kronfly et al. (2003, p. XX), El lado inhumano de las Organizaciones
PERMANENCE DES ACTES DE GESTION TÉMOIGANT DE LINHUMANITÉ DE LA CONDITION HUMAINE DANS LES ENTREPRISES DE LÉCONOMIE DE LA CONNAISSANCE
La littérature sur les entreprises de léconomie de la connaissance nous offre loccasion de valider la pertinence de lanalyse de Cruz Kronfly et al. (2003). En effet, dans ces entreprises, les compétences-clés sont avant tout de lordre de la maîtrise de savoirs divers et de la capacité créative à les mettre en oeuvre par une approche réflexive tant de la situation (métier, avantage compétitif) que du client (co-construction du diagnostic et de la solution). Pour lessentiel, les salariés hautement qualifiés de ces entreprises sattèlent à des tâches de manipulation de modèles et de symboles à travers des outils méthodologiques ou technologiques en recourrant fréquemment à la mobilisation dun réseau dindividus, un «capital social » selon lexpression de Bourdieu (1986). La caractéristique de ces emplois est essentiellement la mobilisation dun savoir professionnel attaché à la personne du salarié et échappant très largement à lévaluation par le néophyte. Du fait de la baisse continue du coût des technologies quelles incorporent et de la capacité permanente de ces technologies à prendre en charge des processus standardisés de production ou dadministration, lessentiel de la valeur ajoutée de ces entreprises repose de facto sur la capacité des salariés à répondre à des problèmes complexes ou inédits que posent soit le procès productif de lemployeur soit un client final. Cest un travail conceptuel et abstrait qui exige non seulement un savoir mais aussi des qualités dintelligence, dimagination et de communication dans la mesure où, comme le décrit Gadrey (2003), la prestation de service, souvent présentée comme une résolution de problèmes, est très largement une «coproduction » avec le client ou un autre salarié ou prestataire de lentreprise. Notons dés à présent que ce type demploi nest pas spécifique à la seule économie de la connaissance et se retrouve aujourdhui dans bon nombre dentreprises industrielles (pharmacie, aéronautique, automobile ) elles aussi de plus en plus intensives en connaissance dans leurs productions. Les salariés fournissent donc une prestation immatérielle sappuyant sur la mobilisation originale dun savoir professionnel spécifique ce qui leur octroie une très large autonomie tout en les soustrayant tout aussi largement à un contrôle direct par leurs managers. Ces salariés sont donc tout à la fois en possession de lessentiel des moyens de production de lentreprise et en capacité dassurer de façon autonome vis-à-vis du contrôle managérial lexécution des tâches qui leurs sont confiées. Une telle situation impose à ces entreprises un modèle dorganisation où le travail cesse dêtre affecté selon des procédures rigides, exécuté selon des processus prédéfinis et contrôlé par une hiérarchie stable. Les salariés ont donc souvent une emprise complète sur un procès de production de la prestation de service, une zone plus ou moins grande de la complexité constituant le problème à résoudre. Le mode dorganisation prend essentiellement la forme de conventions entre des salariés autonomes au sein de lentreprise mais reconnaissant avoir un besoin réciproque de coopération pour atteindre leurs objectifs de travail. Lipovesky (1996, p. 284) précise que lesprit déquipe nest valorisé «que dans la mesure où le groupe est ce qui permet de devenir davantage soi-même tout en perfectionnant lefficacité de lentreprise». Le management joue alors un rôle de coordination et de reporting (la présentation périodique de rapports sur les activités et résultats dune unité de travail) visant à faciliter le développement personnel et à contrôler a posteriori lactivité. Dans ces entreprises où créer les conditions optimales dacquisition et de mise en oeuvre des savoirs devient lenjeu majeur du management, pouvonsnous encore envisager la permanence de linhumanité dans les rapports de travail?
Les travaux dEnriquez (1992) nous permettent dappréhender les mécanismes subtils de la différenciation identitaire à loeuvre dans les entreprises de léconomie de la connaissance. Enriquez (1992) construit à partir de la théorie psychanalytique une science des interactions individuelles à laltérité au sens le plus large, définie comme autrui, le groupe, lorganisation, linstitution et la société. Pour Enriquez, lorganisation nest pas réductible à système rationnel et instrumental mais se présente aussi comme un système culturel, symbolique et imaginaire. Lorganisation soffre à ses membres sous forme dune culture, cest-à-dire une structure de valeurs et de normes, une manière de penser, un mode dappréhension du monde. Cette culture est perceptible à travers des attributions de places, des attentes de rôles, des habitudes de pensée et dactions devant faciliter lédification dune oeuvre collective. Elle développe un processus de formation et de socialisation aux individus afin que chacun puisse se définir par rapport à lidéal proposé. Lorganisation est également animée par un système symbolique qui secrète des mythes unificateurs, instaure des rites dinitiation, de passage et daccomplissement et, raconte (ou invente) une saga qui tiendra lieu de mémoire collective. Ces différentes représentations symboliques constituent un cadre de légitimation et un système de signification préétablie aux actions productives. Lorganisation génère enfin et surtout un système imaginaire sans lequel les systèmes culturel et symbolique ne pourraient sétablir. Pouvant jouer temporairement un rôle moteur lui permettant de se renouveler, limaginaire de lorganisation est essentiellement un imaginaire leurrant. A la suite de Lacan (1949), Enriquez (1992) souligne que toute vie en société réveille et alimente langoisse de morcellement et de brisure de lidentité en confrontant lindividu à laltérité. Lacte de travail ne réduit pas à une simple transaction économique mais sétend à une transaction fragile et permanente entre des individus porteurs de désirs et dangoisse identitaires et, des institutions offrant en retour des statuts à travers les situations de travail organisé ainsi que des formes variées de reconnaissance sociale. Limaginaire leurrant offre et cultive un espace didentification prioritaire dans lequel lindividu est pris au piège de son propre désir daffirmation narcissique dans son fantasme de toute-puissance ou sa demande damour. Porteur de la promesse de répondre aux angoisses, désirs, fantasmes de puissance ou demandes damour, lorganisation tend à substituer son propre imaginaire à celui des individus. Pour Enriquez (1992), les organisations tentent consciemment et volontairement de construire de tels systèmes culturel, symbolique et imaginaire afin de façonner les pensées, de pénétrer au plus intime de lespace psychique, dinduire des comportements indispensables à leur dynamique. Lintériorisation des valeurs de lorganisation est présentée comme le moyen pour les individus de vivre des sentiments dappartenance qui passent en particulier par lexpérience de ladmiration (et parfois de la crainte) pour les dirigeants. Dés lors, limaginaire leurrant sinscrit dans la distinction entre un «nous » organisationnel incarnés par les dirigeants et, irrémédiablement, un «eux » nécessairement incarnés par les subordonnés.
Dans le cadre des entreprises de léconomie de la connaissance, cest dans ce système culturel, symbolique et imaginaire que se refonde la différenciation identitaire entre dirigeants et subordonnés et quémerge linhumanité dans les rapports de travail. En particulier, dans le domaine de la gestion des ressources humaines, les entreprises de léconomie de la connaissance ont largement adopté des systèmes de gestion de la performance et des carrières fondés sur les compétences. Ces systèmes reposent sur lidentification dun certain nombre de compétences qualifiées de clés ou critiques qui à leur tour définissent les critères de lévaluation individuelle de performance sur laquelle enfin sappuient les décisions davancement de carrière. De tels systèmes renvoient le travail du subordonné à un ensemble de compétences qui dès lors ne lui est plus spécifiquement attaché. Ainsi réifié en un ensemble de compétences, le travail du subordonné dans lentreprise de léconomie de la connaissance redevient pour le management potentiellement substituable. Pourtant, lessence foncièrement immatérielle du travail dans léconomie de la connaissance rend difficilement identifiables et peu objectivables par des indicateurs de mesure, ces compétences clés ou critiques. Ces systèmes de gestion de la performance et des carrières nous semblent donc plutôt sinscrire dans un ordre essentiellement culturel, symbolique et imaginaire dans lequel le subordonné se voir signifier par le management les «bons » comportements, les «bonnes » attitudes. Il sagit donc pour le subordonné dintérioriser un vocabulaire, des normes et des procédures mais aussi des rôles enracinés dans la division du travail propre à lentreprise. Ces systèmes participent dun mouvement de célébration narcissique des dirigeants à la fois incarnations de la «réussite professionnelle » et juges en conformité des comportements et attitudes des subordonnés. Linhumanité vient se loger dans cette conception du subordonné artificiellement réduit à un ensemble de compétences et largement nié dans son droit à une identité autre que celle jugée «conforme » par les systèmes de gestion de la performance et des carrières. Linhumanité consiste en somme à naccepter laltérité du subordonné que dés lors où elle sinscrit dans les principes structurels de lentreprise. Ainsi lacceptation souvent proclamée de laltérité dans sa diversité (la femme, le noir, lhandicapé ou lhomosexuel) traduit moins ladhésion aux valeurs de la Modernité philosophique quune volonté de mettre laltérité au service de lefficacité de lentreprise et de la consolidation de la légitimité des dirigeants.
La permanence de linhumanité dans les rapports de travail dont témoigne lincapacité dune prise en compte réelle et complète de la condition humaine au sein des organisations nous semble faire écho à une évolution de la société occidentale dans laquelle laltruisme érigé en principe de vie est une valeur disqualifiée, assimilée à une sorte de vaine mutilation du Moi. Comme le constate Lipovesky (1996), le paradoxe de la tolérance contemporaine tient à ce que le respect de la différence y est promu par une culture de l ego. Dans nos sociétés capitalistes postmoralistes, légocentrisme est déculpabilisé et le droit de vivre et de senrichir pour soi-même légitimé. Ainsi, dans les entreprises de léconomie de la connaissance, la permanence de linhumanité dans les rapports de travail participe de ce renoncement à limpératif catégorique kantien de reconnaissance universelle de la condition humaine au profit d«une éthique de troisième type, légère et ponctuelle, temporaire et indolore » selon lexpression de Lipovesky (1996, p. 141). Dirigeants et salariés des entreprises de léconomie du savoir sont les représentants dune époque qui privilégie le principe de lengagement contractuel individuel au détriment de celui dun engagement moral catégorique. Ainsi la reconnaissance du travail comme voie vers la dignité et la liberté de la condition humaine nest plus conçue comme un impératif moral mais comme une valeur sociale. Dés lors, linhumanité dans les rapports de travail peut paradoxalement être librement consentie par certains salariés. En effet, comme le remarque Lipovesky (1996, p. 125): «Il nest plus indigne de reconnaître une faible inclinaison à leffort et préférer les loisirs au labeur». Ainsi à un système organisationnel favorisant linhumanité dans les rapports de travail peut venir répondre chez certains salariés un ethos du désengagement passif dans une activité professionnelle subie mais nécessaire à un épanouissement personnelle dans la consommation ou les loisirs.
CONCLUSION
La mobilisation de la notion dinhumanité nous a offert un cadre danalyse à la démonstration du caractère inhérent de la conflictualité dans rapports de travail. Parce quelle est une dimension constitutive de lidentité des individus, linhumanité structure de façon conflictuelle les identités respectives des dirigeants et des subordonnés puisque les uns et les autres sont indissociables dans lorganisation. La possession des moyens de productions par les salariés, lautonomie des subordonnés dans lexécution des tâches, la relative vacuité de la position managériale caractéristique des entreprises de léconomie du savoir redéfinissent mais ne font pas disparaître une inhumanité profondément ancrée dans les structures formelles et dans le système culturel, symbolique et imaginaire de lorganisation. Nous avons aussi voulu montrer lillusion des sciences de gestion quant à la possibilité dinstaurer via le management et ses outils des rapports de travail a-conflictualisés. En effet, en cherchant à réduire laltérité irréductible de lindividu subordonné qui lui échappe, le management ne saurait éteindre des pulsions agressives présidant à la structuration identitaire mais ne ferait que les chasser temporairement. De même, en refusant à lindividu subordonné toute possibilité dexpression conflictuelle (agressive) de son identité dans les rapports de travail, le management courre le risque de voir se déplacer ses pulsions agressives vers dautres actes. Et le constat dune part de la popularité des ouvrages traitant du désengagement passif et dautre part de la résurgence des actes hostiles voire violents entre subordonnés et dirigeants nous semblent témoigner fortement dun tel risque.
La permanence de linhumanité dans les rapports de travail au sein des entreprises les plus avancées des économies développées reflète lexistence de puissants obstacles psychiques et culturels sopposant à la reconnaissance pleine et entière de la condition humaine. Cependant ce constat ne saurait être interprété comme une incitation au renoncement mais, au contraire, comme une invitation adressée à toutes les parties prenantes des organisations à franchir ces obstacles pour progresser vers une valeur (la reconnaissance de la condition humaine) par ailleurs proclamée universelle. Si linhumanité envers laltérité est une disposition innée et instinctive de lindividu, la civilisation et la culture ont permis dendiguer progressivement cette pulsion agressive et de mieux nous reconnaître en lautre. Pour Ricoeur (2004), la reconnaissance dautrui ne saurait se concevoir distinctivement de laspiration à se connaître et à être reconnu. Et cest cette reconnaissance de soi, indissociable de lattention à lidentité de lautre et de laspiration à voir sa propre identité reconnue, qui permet de se reconnaître une capacité dagir. Laction managériale décrite par les sciences de gestion ne saurait donc faire léconomie de la description des processus identitaires qui président à la reconnaissance du dirigeant, certes, mais également du subordonné. Hors, comme le remarque Pesqueux (2002, p. 98) à propos des «nouvelles théories de la firme», lapréhension de lidentité de lindividu dans lorganisation ne se fait quà travers le prisme de la décision aboutissant à lédification dun cogito du «je décide donc, je suis». Lindividu némerge alors que sous les seuls traits du dirigeant, de lentrepreneur ou du manager. A linverse, lindividu subordonné est majoritairement évoqué par un vocabulaire réifié: le capital humain, la ressource humaine, les compétences, la masse salariale
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