Introduction
Depuis la fin des années 1970, Michel Foucault propose une distinction entre les notions de « droits de l’homme » et de « droits des gouvernés ». Le philosophe soutient que la première notion est dépendante de la gouvernementalité alors que la seconde est l’affirmation ou la revendication de l’indépendance des gouvernés à l’égard de la gouvernementalité. Voilà pourquoi il affirme que les « droits de l’homme » et les « droits des gouvernés » marquent deux conceptions absolument hétérogènes de la liberté. C’est cette distinction qui m’a en quelque sorte inspiré pour repenser la figure des droits humains à l’heure actuelle comme une stratégie de résistance aux pouvoirs et comme un outil possible d’émancipation. Je veux donc reprendre cette distinction, et la critique qu’elle implique, pour poser une question aux droits humains en tant qu’instruments d’émancipation et de construction de nos démocraties actuelles : dans quelle mesure les droits humains peuvent-ils constituer un outil d’émancipation et de construction de nos démocraties compte tenu des critiques fortes qui leur ont été adressées depuis le XIXe siècle et notamment aux cours du XXe siècle, en particulier, à partir du paradigme que j’appellerais « postmoderne », faute d’un meilleur nom ? Je vais essayer de répondre à cette question à partir de la position foucaldienne à l’égard de la production de droits, notamment de ce que le philosophe appelle les « droits des gouvernés », liés, à leur tour, dans sa production, à la notion de « nouveau droit », comme stratégie de résistance et comme « pratique de liberté ». Cette réponse sera également orientée, en dernière instance, par le besoin d’examiner la potentialité et les portées des droits humains dans l’arène politique actuelle.
Mais, tout d’abord, je devrais faire une remarque concernant l’emploi de la notion de « droits humains ». Je parle plutôt de « droits humains » dans nos démocraties actuelles au lieu de parler de « droits de l’homme ». Sur ce point, je dois donc expliciter une distinction qui ne va pas de soi, du moins, en langue française. Qu’entend-on par « droits de l’homme » et par « droits humains » ? S’agit-il d’expressions synonymes ? Ou s’agit-il tout simplement d’un problème de traduction ou d’un usage du langage ? À vrai dire, non. Il s’agit de deux notions différentes, qui impliquent des relations différentes entre l’État comme sujet des obligations et les personnes comme sujets des droits, qui sont apparues à des moments historiques différents et comme conséquence de situations différentes. Les « droits de l’homme » sont la figure politico-juridique qui consacre les droits naturels modernes provenant du paradigme de la philosophie du droit naturel moderne rationaliste et qui rend compte du lien fondamental entre l’État et ses nationaux, ou je dois dire plus spécifiquement, ses citoyens, malgré la vocation universaliste ouverte consacrée dans la lettre de la loi. La figure des droits de l’homme est celle qui apparaît dans les déclarations de droits des XVIIe et XVIIIe siècles et qui passera ensuite à l’univers des constitutions modernes du constitutionnalisme classique, à l’intérieur du domaine des États. Au contraire, les droits humains établissent un lien clair entre les États comme sujets des obligations et toutes les personnes, indépendamment de leur statut politico-juridique (soit des nationaux soit des étrangers soit des apatrides) comme sujet des droits, c’est-à-dire « l’humanité », du moins comme type idéal à la Weber (c’est-à-dire comme un type « idéal » qui n’apparaît jamais « pur » dans la réalité) et qui, dans ce cas, devra être évalué à partir des obligations que chaque État a assumé en la matière. Les « droits humains » apparaissent dans la sphère internationale (dans la politique et le droit internationaux) après la Seconde Guerre mondiale sur la base des antécédents des droits de l’homme qu’ils vont redéfinir avec ce nouveau terme. Voilà pourquoi on les appelle « droits humains » (entre autres, « human rights », « derechos humanos ») pour marquer la différence avec les « droits de l’homme » (« rights of Man », « derechos del hombre »). La distinction n’a pas été retenue en français, du moins non dans le français de France, ce qui la rend confuse.
Or, je voudrais développer l’analyse des droits humains comme un éventuel outil d’émancipation et de construction de nos démocraties d’après la pensée foucaldienne, à partir d’un constat : le fait que les droits humains sont devenus un référent indiscutable et à la fois intouchable de nos démocraties actuelles, une sorte de croyance incontestée à laquelle on fait appel à partir de perspectives théoriques, idéologiques ou politiques très différentes. En effet, les droits humains sont revendiqués aujourd’hui aussi bien par la gauche que par la droite, par la tradition marxiste que par la tradition libérale, et sont devenus une sorte de position politiquement correcte dont la seule limite possible est constituée par les expressions du fascisme ou du totalitarisme qui se présentent comme leur négation même. Par conséquent, dans les formes politiques contemporaines, les droits humains sont associés à la démocratie et opposés aux formes autoritaires. Mais, en même temps, ils ont été l’objet principalement, à mon avis, de deux fortes critiques :
1) D’un côté, la déformation par usage abusif de leurs fins propres, comme, par exemple, le fait de servir de justification à des guerres ou à des interventions militaires en leur nom. Il suffit de rappeler quelques exemples paradigmatiques comme la guerre du Golfe Persique de 1990-1991 au nom de la défense du droit à la libre détermination du peuple koweïtien, ou les nombreuses interventions humanitaires en Afrique dans le but du maintien de la paix et de la sécurité internationales et des droits humains dans les pays concernés. Ces critiques se renforcent avec des positions provenant aussi bien de la gauche (qui voit dans les droits humains, dans ces cas, un instrument de domination des puissances hégémoniques) que de la droite (qui, à certaines reprises, associe les droits humains à un instrument de lutte des forces gauchistes). Ce type de critiques renvoie donc à une « dénaturalisation » des droits humains, ce qui n’a nécessairement rien à voir avec leur « nature » intrinsèque mais avec le mauvais usage qu’on en fait ; et
2) De l’autre côté, la forte critique provenant du champ académique et intellectuel qui attaque les fondements et la nature même des droits humains dès lors qu’elle les conçoit comme un dispositif fictif des formes politiques modernes ou de capture et modalisation de la vie humaine qui fait qu’elle soit configurée d’une certaine manière tout en empêchant la libre virtualité de ses formes. Ces critiques ont été formulées par la philosophie dite postmoderne et, en particulier, dans le cadre du débat sur la « biopolitique ». Sur cette lignée, s’inscrit évidemment la critique de Michel Foucault mais également celles de Giorgio Agamben, Roberto Esposito, Antonio Negri, Gilles Deleuze, Slavoj Žižek et Jacques Rancière, avec les spécificités et les différences de chacun d’eux.
Par conséquent, à mon avis, ce que l’on peut constater aujourd’hui par rapport aux droits humains, dans les arènes politiques locales, nationales, régionales et internationale, c’est un processus parfois consécutif mais parfois également parallèle, d’apogée et de chute des droits humains ou de ce que l’on pourrait entendre, en d’autres mots, comme de légitimation et de délégitimation des droits humains. Ce qui revient à dire que les droits humains constituent aujourd’hui une réalité paradoxale, avec des connotations positives et négatives. C’est donc face à cette configuration paradoxale des droits humains dans l’arène politique actuelle, que je voudrais poser la question que je viens d’énoncer afin d’explorer la possibilité de proposer une réhabilitation ou une nouvelle légitimation des droits humains tenant compte des critiques qui, dans certains cas, leur ont été raisonnablement adressées, mais qui puisse les penser, en même temps, à partir de leur potentialité comme stratégie, comme outil d’émancipation et comme arme de la lutte et de la création politiques dans l’arène contemporaine aussi bien aux niveaux local ou interne de chaque Etat que régional et international.
Par la suite, je vais donc développer mon argument en trois moments :
1) je proposerai une évaluation des critiques aux droits humains provenant du paradigme de la philosophie dite postmoderne ;
2) j’analyserai la question de la production des droits chez Foucault et l’opposition qu’il propose entre « droits de l’homme » et « droits des gouvernés » comme pratique de résistance et de liberté ; et finalement
3) à partir des points précédents, je tâcherai de répondre à la question que j’ai laissée ouverte à l’égard de la potentialité et de la portée des droits humains comme un éventuel outil d’émancipation et de construction démocratiques à partir de la pensée foucaldienne.
Évaluation des critiques aux « droits de l’homme » et aux « droits humains » provenant du paradigme « postmoderne »
La philosophie dite postmoderne et, en particulier, le paradigme biopolitique, ont formulé une série de critiques qui ont conduit à une délégitimation aussi bien des droits de l’homme que des droits humains. Ces critiques visent notamment à concevoir les droits de l’homme/les droits humains comme une fiction ou un dispositif de capture de la vie par le pouvoir.
Ainsi, dans le chapitre V « Droit de mort et pouvoir sur la vie » de La volonté de savoir, Michel Foucault affirme que l’une des conséquences fondamentales de la biopolitique est le tournant décisif donné par la norme aux dépens du système juridique de la loi, qui a conduit à placer la vie de l’homme en tant que vivant au centre des expressions juridiques. De cette manière, il signale que le « droit » à la vie, au corps, à la santé, au bonheur, à la satisfaction des besoins,
le « droit », par-delà toutes les oppressions ou « aliénations », à retrouver ce qu’on est et tout ce qu’on peut être, ce « droit » si incompréhensible pour le système juridique classique, a été la réplique politique à toutes ces procédures nouvelles de pouvoir qui, elles non plus, ne relèvent pas du droit traditionnel de la souveraineté (Foucault, 1976, p.191).
Par conséquent, les droits de l’homme de la fin du XVIIIe siècle et du XIXe (et ensuite, on pourrait ajouter les droits humains, bien que la distinction soit problématique chez Foucault car, d’un côté, elle renvoie notamment, mais pas exclusivement, à une notion qui coïncide temporellement plutôt avec celle de droits de l’homme et, de l’autre, comme je l’ai déjà dit, on ne distingue pas, du moins dans le français de France, entre les deux expressions) sont la manifestation, selon le philosophe, de la biopolitique et donc de l’imbrication fondamentale qui, à son avis, se produit entre la vie et le pouvoir dans la modernité. Ce n’est pas la seule occasion où Foucault critique les droits de l’homme/droits humains. À plusieurs reprises dans ses cours au Collège de France de 1978 Sécurité, territoire, population et 1979 Naissance de la biopolitique, il les analyse comme l’expression de la gouvernementalité. Néanmoins, si Foucault critique de manière acerbe ces droits, il n’en demeure pas moins qu’il ne rejette pas la possibilité de produire des droits à partir de l’exercice de résistances et de « contre-pouvoirs » face à la rationalité gouvernementale. Dans ces cas, il préfère parler de « droits des gouvernés ». Cette catégorie est peut-être, comme je l’ai précédemment signalé, une expression de la notion foucaldienne de « nouveau droit » en tant qu’expression de l’exercice de la résistance face au bio-pouvoir.
Pour sa part, dans Homo sacer I et dans Moyens sans fin, Agamben conçoit les droits de l’homme et les droits humains (et il remarque qu’il importe peu s’il s’agit effectivement d’une notion ou de l’autre) comme une manifestation de l’inscription de la vie nue dans le paradigme souverain. Dans les deux ouvrages, les droits humains inscrivent, à chaque reprise, la vie naturelle ou biologique du vivant humain dans la matrice du pouvoir souverain, offrant ainsi, comme le soutient Agamben lui-même, « une assise nouvelle et à chaque fois plus terrible au pouvoir souverain dont ils voudraient s’affranchir » (Agamben, 1995, p. 134).1
Quant aux autres positions critiquant les droits humains par référence au diagnostic biopolitique et au-delà de lui, Deleuze pense les droits de l’homme comme un « abstrait pure » (cf.Deleuze, 1988) ; Esposito les place dans le cadre de ce qu’il appelle le paradigme immunitaire (cf. Esposito, 2002) ; Negri et Hardt conçoivent les droits de l’homme comme une partie de l’arsenal de la force légitime de ce qu’ils appellent « Empire », entendu comme l’autre face de la configuration biopolitique du monde actuel, au moyen de l’intervention morale (particulièrement les ONG humanitaires) et de l’intervention juridique (les tribunaux internationaux ou supranationaux) (cf.Negri et Hardt, 2000) ; Rancière les replace dans le paradoxe impliqué par la scission marxienne entre la démocratie formelle et la réalité économique, entre la forme juridique universelle et les intérêts matériels particuliers, ce qui le conduit à reformuler la politicité à partir de leurs propres conditions d’existence et d’un horizon de possibilité (cf.Rancière, 2004) ; et, finalement, Žižek affirme le besoin de définir les droits humains à mi-chemin entre la configuration socio-historique concrète de la forme marchandise caractérisant de manière hégémonique nos sociétés capitalistes (comme forme métaphorique de la dialectique universel-particulier) et la forme de l’universalité définissant l’espace spécifique de la politisation en tant que telle, c’est-à-dire le droit d’un agent politique à affirmer sa non coïncidence avec lui-même (dans son identité particulière). (cf. Žižek, 2005).
À mon sens, toutes ces critiques méritent d’être analysées et évaluées afin de les considérer dans une éventuelle réhabilitation et légitimation des droits humains.
La production de droits chez Foucault et l’opposition entre « droits de l’homme » et « droits des gouvernés »
La question de la production de droits chez Foucault doit être encadrée dans la question plus large de la politique chez le philosophe. Or, à mon avis, on peut distinguer deux notions ou deux « images » différentes de la politique chez Foucault : une notion qui est liée à l’analyse que le philosophe propose du paradigme de la biopolitique et de la gouvernementalité, où la politique apparaît complètement liée aux dispositifs du gouvernement sur la vie qui la font adopter une façon particulière et qui l’empêchent de se déployer autrement ; et une notion en sens contraire, qui lie la politique à l’exercice de la résistance et des pratiques de liberté à travers les pratiques de soi et des autres comme gouvernement de soi et des autres, qui mène à la création et à la production de formes de vie à partir de nos propres désirs et de nos propres idées. La question de la production de droits chez Foucault comme stratégie et comme outil politiques, apparaît donc dans l’inflexion de ces deux notions de la politique chez le philosophe. En même temps, la production de droits chez lui constitue un exemple particulièrement patent permettant de lier clairement ses idées à ses prises de position de militant, dès lors que les « droits des gouvernés » apparaissent dans sa pensée comme la consécration de ses idées sur la résistance aux pouvoirs et, plus précisément, à la gouvernementalité. C’est pourquoi on trouve chez Foucault, tout d’abord, une opposition entre les « droits de l’homme » et les « droits des gouvernés », où les « droits de l’homme » reçoivent une critique acerbe dans la mesure où ils sont dépendants du paradigme biopolitique, tandis que les « droits des gouvernés » apparaissent comme une revendication et une conquête valable contre ce même paradigme. Ensuite, il y a chez Foucault une notion particulière, la notion de « nouveau droit », qui est liée à la production de droits comme résistance à la biopolitique et à la gouvernementalité.
En ce qui concerne l’opposition des deux figures des « droits de l’homme » et des « droits des gouvernés », Foucault en parle expressément et à plusieurs reprises, notamment depuis la fin des années 1970 jusqu’à sa mort. En particulier, il soutient le besoin de produire des « droits des gouvernés » comme la consécration juridico-politique des luttes socio-politiques, s’opposant délibérément à la figure des « droits de l’homme ».
Comme Michel Senellart le signale dans la « Situation des cours » des cours au Collège de France de 1978 et 1979, c’est en référence au mouvement de dissidence soviétique que Foucault théorise pour la première fois, en novembre 1977, le « droit des gouvernés » (cf.Senellart, 2004, p. 384) qu’il juge « plus précis » et « plus historiquement déterminé » que les droits de l’homme, au nom de « la légitime défense à l’égard des gouvernements » (Foucault, 1994a , p. 362 et 364). Concrètement, Foucault affirme ces idées par rapport à l’affaire Klaus Croissant. Croissant est l’avocat de la Fraction Armée Rouge (Rote Armee Fraktion - RAF), accusé de complicité avec ses clients et interdit professionnellement en République Fédérale d’Allemagne. Il se réfugie en France le 11 juillet 1977 et demande l’asile politique. Senellart explique que le 18 octobre, trois dirigeants de la RAF, emprisonnés depuis 1972 à Stuttgart, sont retrouvés morts dans leur cellule. Le 19, par mesure de représailles, des membres du groupe assassinent le président du patronat, Hanns-Martin Schleyer, qui avait été enlevé le 5 septembre (cf.Senellart, 2004, p. 385). Le 24 octobre, la justice française statue sur Croissant qui est par la suite incarcéré à la Santé et extradé le 16 novembre vers la République Fédérale. Ce jour-là, Foucault participe à la manifestation devant la prison et prend fermement position en faveur de la reconnaissance du droit d’asile pour Croissant. Il lui consacre des articles et des interviews. Parmi eux, il faut souligner celui qu’il publie dans Le Nouvel Observateur, nº 679, du 14-20 novembre 1977, sous le titre « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? », où il présente, entre autres, pour la première fois, sa notion de « droit des gouvernés » par opposition aux « droits de l’homme ».
Mais l’idée de « droits des gouvernés » est notamment présentée par Foucault dans ses cours de 1978 et 1979 où elle apparaît liée à l’idée de l’autonomie de l’action politique par rapport au paradigme de la gouvernementalité. Ainsi, Foucault présente les « droits des gouvernés » comme l’affirmation ou la revendication de l’indépendance des gouvernés à l’égard de la gouvernementalité par opposition aux « droits de l’homme » qui en sont dépendants. Voilà pourquoi, il soutient que les « droits des gouvernés » et les « droits de l’homme » marquent deux conceptions absolument hétérogènes de la liberté. Foucault dit concrètement dans Naissance de la biopolitique:
Le problème actuel de ce qu’on appelle les droits de l’homme, il suffirait de voir où, dans quel pays, comment, sous quelle forme, ils sont revendiqués pour voir que, de temps en temps, il est question en effet de la question juridique des droits de l’homme, et dans l’autre cas il est question de cette autre chose qui est, par rapport à la gouvernementalité, l’affirmation ou la revendication de l’indépendance des gouvernés (Foucault, 2004, p. 43).
Les « droits des gouvernés » se présentent ainsi comme une stratégie, comme un outil et, notamment, comme une arme d’ordre politique pour lutter contre la gouvernementalité contemporaine.
L’idée des « droits des gouvernés » apparaît également à l’occasion d’un texte en faveur des prisonniers politiques, rédigé par Foucault lui-même, à Genève, en 1981 et diffusé sous le titre de « Face aux gouvernements, les droits de l’homme » (cf.Foucault, 1994d). Foucault avait lu ce texte quelques minutes après l’avoir écrit, à l’occasion de la conférence de presse annonçant à Genève la création du Comité international contre la piraterie, en juin 1981. Il est vrai que le titre du texte porte la mention de « droits de l’homme » au lieu de « droits des gouvernés ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi cette mention aux « droits de l’homme » alors que Foucault a toujours récusé cette notion et proposé celle de « droits des gouvernés » à sa place ? Ma réponse reposera plus sur une construction herméneutique à partir des éléments offerts par la production foucaldienne dans son ensemble que sur des faits prouvés ou des documents d’archive. Il est probable que le titre ait été décidé par l’éditeur de Libération, où le texte a été publié le 30 juin-1er juillet 1984, après la mort de Foucault. C’est la conjecture de Daniel Defert. Mais il est également probable que Foucault lui-même aurait pu accepter ce titre comme une stratégie politique, dès lors que ce texte a bien été écrit afin d’obtenir le plus grand nombre d’adhésions possible et qu’il prétendait devenir une nouvelle « Déclaration des droits de l’homme », une dénomination significative pour tout le monde.
Dans le texte même, Foucault ne parle jamais de « droits de l’homme » mais des « droits des gouvernés » ce qui lui permet de soutenir sa position de production de droits à partir de l’immanence même de la lutte politique sans tomber dans les pièges de la notion transcendantale de « droits de l’homme » avec tous les faux-semblants qu’elle comporte. Il y a, dans les brèves paroles du texte, une allusion permanente à l’affrontement entre « les gouvernés » et les « gouvernements » comme cadre général de la configuration du champ politique contemporain. Où Foucault fonde-t-il ce « droit des gouvernés » ? Sur l’immanence même de la spontanéité de la lutte politique, de l’acte de résistance, du soulèvement. Dans le texte, cet acte de résistance est caractérisé par Foucault à partir de trois principes : la citoyenneté internationale, le droit absolu de soulèvement contre les pouvoirs et le droit des gouvernés à intervenir effectivement dans les politiques et les stratégies internationales tout en contrevenant le partage des tâches traditionnelles de la gouvernementalité moderne entre gouvernements et gouvernés, réservant aux gouvernés le rôle d’une indignation qui reste toujours lyrique.
Foucault parle, certes, également des droits de l’homme de manière explicite, dans un passage de l’entretien « Michel Foucault : “L’expérience morale et sociale des Polonais ne peut plus être effacée” », publié dans Les Nouvelles littéraires, nº 2857, en octobre 1982. À la question qu’on lui pose sur la manière d’élaborer une authentique politique des droits de l’homme, Foucault répond : « Si des gouvernements font des droits de l’homme l’ossature et le cadre même de leur action politique, c’est très bien. Mais les droits de l’homme, c’est surtout ce que j’oppose aux gouvernements. Ce sont des limites que l’on pose à tous les gouvernements possibles » (Foucault, 1994c, p. 349). Dans ce passage, le philosophe semblerait accorder aux droits de l’homme une signification différente de celle que j’ai soulignée. Néanmoins, il faut comprendre que lorsque Foucault reprend la question des droits de l’homme, il répond à une question concrète qu’on vient de lui poser et qu’il le fait dans un sens stratégique pour signifier la résistance aux « gouvernements », ce qui correspond complètement à sa notion de « droits des gouvernés » (une notion qui n’est pas connue du grand public). Qui plus est, face à l’insistance, par la suite, du journaliste sur la possibilité de considérer les droits de l’homme comme une grille permettant d’évaluer toute situation politique tout en évitant de transiger avec ces droits, Foucault revient sur sa critique des droits de l’homme comme étant liés à une rationalité universelle capable de fournir des critères d’action devant toutes les situations possibles. Il déclare explicitement : « Vous avez là une perspective merveilleusement XVIIIe siècle où la reconnaissance d’une certaine forme de rationalité juridique permettrait devant toutes les situations possibles de définir le bien et le mal » (idem).
En ce sens, on ne saurait pas souscrire à l’affirmation de Ben Golder dans son ouvrage Foucault and the Politics of Rights, d’un usage ou d’une invocation du discours des droits de l’homme chez Foucault dans sa production des dernières années (la fin des années ‘70 et les années ’80). Il est vraiment étonnant de constater que les citations proposées par Golder pour soutenir sa position (« Lettre ouverte à Mehdi Bazargan », « Michel Foucault : “L’expérience morale et sociale des Polonais ne peut plus être effacée” », « Contre les gouvernements, les droits de l’homme » et même le passage cité ci-dessus de Naissance de la biopolitique) s’orientent dans la direction contraire. Même dans le cas de l’entretien de 1982, où Foucault reprend explicitement l’expression droits de l’homme mais afin de répondre à la question qu’on lui a posée et, comme je viens de le souligner, dans un sens stratégique et non pas conceptuel du terme, sa position reste toujours celle d’un questionnement et d’un refus de la notion des droits de l’homme. Il ne faut pas oublier que ce que Foucault propose toujours à sa place, c’est la notion des droits des gouvernés. Sur cette lignée, le livre de Golder présente, cependant, des remarques intéressantes concernant la nature des droits (à l’égard de ce qu’il considère, à mon sens, de manière erronée, les « droits de l’homme » et qu’il place sur un même plan avec les « droits des gouvernés ») chez Foucault, ce qui peut s’appliquer en outre de manière générale, à la production des droits chez le philosophe français. Ainsi, Golder soutient qu’il s’agit de « demandes de droits qui renient ouvertement tout type de statut fondationnel et que rien ne garantit. La seule « garantie » accordée à ces droits apparaît dans leur propre exercice » (Golder, 2015, p. 79).2
Or, la notion de « droits des gouvernés » n’est pas, de toute façon, exempte de problèmes théorico-philosophiques à l’heure de formuler les revendications politiques ou les actes de résistance aux pouvoirs en termes de droits, c’est-à-dire en termes d’expressions juridiques comme des « droits ». Si, chez Foucault, l’immanence de la lutte politique permet de produire des droits, lorsqu’on prétend formuler un objet en termes juridiques comme une expression de droit, comme un « droit », on ne saurait éviter un plan de transcendance propre à ce domaine. Cela revient à dire qu’à chaque fois que l’on prétendra constituer des revendications politiques (ou même sociales, culturelles ou économiques) en termes de « droits », on sera obligé de faire appel à une dimension transcendante qui définit le droit comme tel, du moins tel qu’on le connaît jusqu’à aujourd’hui sous ce nom (jus) à partir d’un critère définissant tous les éléments possibles et éventuels d’un ensemble (loi ou ordre juridique). À moins qu’on veuille y voir l’expression d’autre chose qu’un « droit » au sens juridique traditionnel, mais alors là, à mon avis, il serait préférable d’employer un autre terme que « droit » car celui-ci est chargé de trop d’histoire et de trop de connotations spécifiques. Ces observations ne concernent cependant qu’un problème théorico-philosophique qui ne nuit aucunement à la puissance pratique de la notion de « droits des gouvernés » proposée par Foucault.
Finalement, peut-être devrait-on dire que la notion de « droits des gouvernés » est liée à celle de « nouveau droit » que Foucault présente en 1976, dans le cours « Il faut défendre la société ». Le « nouveau droit » est une notion qui renvoie à la possibilité de la création ou de la production de droits à partir de la résistance aux pouvoirs et qui, par conséquent, s’oppose aussi bien au rôle du droit dans le paradigme de pouvoir souverain (le droit associé à la « légalité ») qu’à celui joué sous le paradigme de la normalisation (le « droit normalisé-normalisateur »). Malheureusement, cette notion n’a pas eu de suite dans la production foucaldienne mais, en tout cas, à mon sens, et en reprenant des cas ultérieurs où Foucault se prononce par référence au droit (entre autres, à l’égard des prisons, des prisonniers, de la justice judiciaire, de l’abolition de la peine de mort, de la citoyenneté internationale), il s’agirait d’un usage « nouveau », en tant qu’usage inverse ou « contre-usage », du droit « formel et bourgeois » comme stratégie de contre-pouvoir. L’expression « nouveau droit » apparaît dans la leçon du 14 janvier 1976, comme une notion qui renvoie, comme le dit Márcio Alves da Fonseca, à un domaine de pratiques, mais aussi à un domaine théorique, qui serait libéré en même temps des mécanismes de la normalisation et de ce que Foucault appelle le « principe de la souveraineté ». ).3 À ce propos, dans cette leçon, Foucault dit concrètement :
À dire vrai, pour lutter contre les disciplines, ou plutôt contre le pouvoir disciplinaire, dans la recherche d’un pouvoir non disciplinaire, ce vers quoi il faudrait aller ce n’est pas l’ancien droit de souveraineté ; ce serait dans la direction d’un nouveau droit, qui serait anti-disciplinaire, mais qui serait en même temps affranchi du principe de la souveraineté (Foucault, 1997, p. 35).
Il ne faut pas négliger le contexte dans lequel cette notion est formulée : le cours où Foucault est à mi-chemin entre le contraste du paradigme souverain et du modèle de la société de normalisation et les prolégomènes au paradigme de la biopolitique. Quoi qu’il en soit, j’estime que cette notion de « nouveau droit » comme résistance aux pouvoirs peut également être pensée dans le contexte large de la gouvernementalité, formulée deux ans plus tard.
Épilogue : dans quelle mesure les droits humains peuvent-ils constituer un outil d’émancipation et de construction de nos démocraties ?
Arrivés à ce point, je veux reprendre cette question qui a guidé cet article et la répondre. Pour donner ma réponse, je vais reprendre les différents points que je viens de développer.
D’un côté, je crois qu’il faut prendre en compte certaines critiques faites par les philosophes dits postmodernes sans pour autant renoncer complètement aux droits humains. Il est vraiment surprenant que, dans certains cas, comme c’est particulièrement celui d’Agamben, on ne comprenne pas la virtualité stratégique de ces droits lorsqu’il faut récupérer la bios ou la vie qualifiée tout en évitant la libre disposition de la zōē dans des contextes tels que, par exemple, ceux des génocides, des exterminations, des migrations, du terrorisme ou des situations dites d’exclusion sociale. En même temps, j’estime qu’il faut reconnaître une base d’égalité (qui ne signifie nullement homogénéité) aux formes de l’« humain » qui exige cependant une réélaboration permanente des configurations que ces formes peuvent assumer. À cette fin, faire un usage spécifique et stratégique des droits humains peut contribuer à surmonter les critiques et, en particulier, offrir une résistance à la biopolitique ou rendre valable une vie qui est censée être sans valeur dans une situation déterminée. En ce sens, on pourrait penser à un usage éventuel de la notion de « nouveau droit », comme le propose Foucault, en termes de résistance et de pratique de liberté des « gouvernés » comme « réplique » à la biopolitique et à la gouvernementalité (tel qu’il le souligne de manière un peu ambiguë dans le chapitre 5 de La volonté de savoir), qui se présente comme une incitation à l’action et à l’imagination en fonction des situations et des défis concrets que nous avons à traverser. Reste, cependant, un doute par rapport à la formulation de ces « nouveaux droits » en une sorte d’universalité sans loi comme produit de l’immanence de la situation même, comme je viens de le souligner. Cela constitue vraiment un problème ou seulement une question de congruence théorique ? Quoi qu’il en soit, le développement de ces questions qui s’opposeraient aux formulations de droits sur la base du modèle historique de la transcendance de la loi avec lequel le droit a été créé en Occident, ouvre la voie à de nouvelles lignes de recherche et à de nouveaux défis.
Sur ce point, je voudrais également ajouter que la voie d’analyse de la notion arendtienne des droits de l’homme/droits humains (rights of Man/human rights) et de sa définition de la « citoyenneté » en tant que « droit à avoir des droits » comme le lien fondamental d’appartenance à la communauté politique (cf.Arendt, 1951/1994 : chapitre 9), peut encore nous être utile pour repenser les droits humains à la lumière de la configuration de l’arène politique actuelle.
D’un autre côté, à mon sens, on peut soutenir la valeur de la production de droits chez Foucault, liée, comme je l’ai souligné, à l’exercice de la résistance et des pratiques de liberté. En ce sens, la production de droits est comprise comme exercice de la politique en tant que « création » ou « production » de modes de vie ou formes de subjectivation et de formes du monde, dans un geste qui est non seulement subjectif mais intersubjectif. Tel que Foucault le dit lui-même dans un texte très beau de la fin des années ‘70, dont le titre est la question ironique « Inutile de se soulever ? » : « au pouvoir, il faut toujours opposer des lois infranchissables et des droits sans restrictions » (Foucault, 1994b, p. 794).
Sur ce point, il conviendrait de rappeler, en outre, ce que Foucault entend par la notion de liberté et la distinction qu’il établit avec celle d’émancipation.
Premier point : la liberté est, pour Foucault, un présupposé de la vie et non pas une conséquence des pouvoirs ou une permission accordée. Justement, l’idée foucaldienne de liberté consiste à soutenir que puisqu’il y a liberté, il y a des relations de pouvoir et non pas à l’inverse. Dans l’entretien « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », il le dit très clairement : « s’il y a des relations de pouvoir à travers tout champ social, c’est parce qu’il y a de la liberté partout » (Foucault, 1994e, p. 720). Foucault va donc proposer la notion de « pratiques de liberté » comme l’exercice de la liberté en tant que résistance aux pouvoirs dans le rapport que le vivant maintient avec lui-même, lui permettant de devenir le sujet de sa propre existence. En ce sens, on peut donc comprendre la distinction qu’il peut établir avec la notion d’émancipation.
Deuxième point : puisque la liberté est donc un présupposé de la vie, puisqu’elle est par elle-même et non quelque chose d’accordée, comme la vie, qui s’auto-affirme, il faudrait plutôt parler de liberté ou, à la limite, de « libération » comme exercice de la liberté, plus que d’« émancipation », notion qui reste plutôt liée à une notion de la liberté comme concession ou permission, telle qu’elle est conçue au sein du paradigme de la philosophie politique moderne. Pour Foucault, il faut purement et simplement exercer la liberté comme il faut exercer le pouvoir et affirmer la vie plus que s’émanciper des pouvoirs qui nous oppriment ou qui nous assujettissent. Bien évidemment, Foucault est tout à fait conscient de la situation d’assujettissement et d’oppression des sociétés modernes et contemporaines et une bonne partie de sa production a été consacrée à la critique de ce pouvoir qui domine et qui assujettit les sujets. Mais ce qu’il faut comprendre c’est qu’il ne faut pas penser la pratique de la liberté - les « pratiques de liberté » comme il les appelle -, purement et simplement comme une opposition ou un affrontement aux pouvoirs mais plutôt comme une affirmation de la vie, de ses désirs et de ses besoins, même si dans beaucoup de cas, cette affirmation implique un affrontement de pouvoirs, d’un pouvoir contre un autre pouvoir, ou de la résistance à un pouvoir, ou de la liberté contre un pouvoir, qui implique, elle-même, un pouvoir. Pouvoir contre pouvoir, liberté contre pouvoir, vie contre pouvoir. Quoi qu’il en soit, au-delà de la distinction foucaldienne entre liberté et émancipation, les notions de libération (Befreiung) et d’émancipation (Emanzipation), comme dirait, entre autres, Karl Marx, ou de liberté, nous permettent d’examiner comment on peut affronter des situations concrètes de soumission, d’oppression et, bien sûr, de domination dans nos sociétés et dans nos démocraties actuelles.
En somme, compte tenu des éléments que je viens de souligner, à mon sens, les droits humains peuvent constituer un outil d’« émancipation » ou de libération ou une pratique de liberté de nos démocraties actuelles et, en ce sens, de construction de ces démocraties, mais à condition de rendre conscients les pièges auxquels peuvent nous amener leurs formes traditionnelles et leur usage abusif ou dénaturé dans des situations concrètes