Introduction
Un des rares articles récents consacrés à l’étude de l’affirmation chez Nietzsche est celui de Simon May, Is Nietzsche a Life-Affirmer? (May, 2016). Selon cet auteur, l’affirmation telle que la conçoit Nietzsche reste encore prisonnière des cadres conceptuels moraux qu’il critique par ailleurs: «il y a d’autres aspects de sa pensée de l’affirmation de la vie qui restent attachés précisément au monde moral qu’il souhaite réévaluer - et qui dans cette mesure ne sont pas eux-mêmes des affirmations de la vie2.» Nous allons montrer que cette thèse ne tient pas.
Notre problème est de définir l’affirmation du point de vue généalogique ou psychologique: quelle est la réaction à la douleur spécifique à l’affirmation? Les différences qui distinguent le décadent de l’homme de l’affirmation se trouvent dans le corps qui perçoit, non dans la réalité douloureuse perçue et commune aux deux types : autrement dit, dans l’affection tout d’abord, et dans l’action interprétative qui en découle. Nous allons traiter ici de l’affection fondamentale propre à l’affirmation3.
La surabondance de puissance
Tout d’abord, l’affection de la volonté de puissance provoquée par la perception d’une résistance (problème philosophique, maladie, douleur physique ou morale) prend souvent une forme négative, celle de la détresse, d’un sentiment d’impuissance, autrement dit que la résistance perçue semble définitivement insurmontable (non à soi-même, désespoir, mépris de soi, honte). Pour les volontés de puissance décadentes, c’est cette affection fondamentale qui donne la problématique de la réaction interprétative: la décadence est recherche des raisons pour lesquelles on souffre, recherche du sens de cette souffrance (question «pourquoi4?»). Elle place le problème de la souffrance sur le plan transcendant des raisons et du sens absolus. La détresse est donc désir du bonheur comme absence de souffrance du manque de sens absolu de la douleur brute. Ce désir sera comblé par les interprétations réactives fondées sur des idéaux moraux transcendants. Le corps typiquement décadent est donc celui qui manque de puissance pour agir réellement, sans le détour par un idéal transcendant, sur les réalités qui le stimulent5.
Par exemple Job, considéré par May comme l’homme de l’affirmation par excellence6, est en réalité un type extrême de la négation: Dieu, bien que tout-puissant, relève le défi de Satan, et retire à Job tous ses biens pour prouver à Satan que sa foi ne dépend pas de son bien-être matériel. En réaction face à ces souffrances, Job se révolte (négation des nouvelles conditions de sa vie). Plus précisément, il affirme son innocence, et s’insurge contre l’injustice divine, car pour lui la souffrance peut seulement avoir le sens d’une punition, d’un Mal (détour par l’idéal). Finalement, après diverses épreuves, Job se résigne et admet qu’il n’est pas l’égal de Dieu et ne peut le juger: Dieu est tout-puissant et incompréhensible, il ne faut donc pas poser la question du «pourquoi? » du mal et de la souffrance dont il est l’auteur. Il faut au contraire se soumettre, parce que ce qui arrive est la volonté de Dieu. Autrement dit, la souffrance et les événements en général conservent formellement un sens absolu, bien qu’il soit caché. Il existe bien une réponse à la question «pourquoi?», mais son contenu est inaccessible: cela arrive parce que le Dieu bon l’a voulu. La confiance aveugle - la foi - est la réponse formelle à cette question du sens absolu, question qui reste bien posée par Job. La réaction de Job est donc bien un type de négation et de « théodicée » (May, 2016, pp. 212-213): il donne un sens absolu à sa détresse, il fait d’un Mal un Bien.
Chez l’homme de l’affirmation, au contraire, la détresse est seulement périodique7 et la réaction interprétative est directe. Plus précisément, elle a lieu en deux temps : un temps «affectif», action de la volonté à l’intérieur du corps, où il s’agit de détruire l’affection décadente: le «fatalisme russe8».C’est une simple réaction de protection9. La réaction affirmative consiste donc d’abord à éliminer toute affection décadente, et ainsi toute tendance à la réaction décadente, à l’usage de mauvais remèdes. La première étape de la réaction consiste à obtenir l’affection proprement affirmative, qui va déterminer la réaction proprement dite, l’interprétation. Il y a donc une affection typique de l’affirmation plus fondamentale que les détresses périodiques : c’est un sentiment de surabondance de puissance provoquée par la perception d’une résistance, par opposition au manque de puissance décadent10.
Par là Nietzsche s’oppose à toutes les interprétations courantes et traditionnelles du désir jusqu’à la psychanalyse incluse, qui suivent toutes un même schéma interprétatif dont le paradigme est la théorie de Platon dans Le banquet11. L’essentiel est que le désir et l’objet désiré sont alors conçus comme transcendants l’un à l’autre; le rapport du désir à ce qui est désiré est un rapport d’extériorité12. Selon cette interprétation, le désir est essentiellement manque, donc douleur et maladie13. Le mode de satisfaction du désir est la possession au sens large de ce qui manque: chez Platon, la possession des choses belles et bonnes14; chez Freud ce sera le pénis. Il y a donc plaisir quand le manque est comblé, et le désir arrêté. On retrouve cela dans la théorie de la volonté de conservation: il n’y a à proprement parler volonté d’adaptation que s’il y a un danger pour la vie, c’est-à-dire souffrance causée par un manque de sécurité; la volonté s’arrête dès que les conditions de sa conservation sont retrouvées.
Ces théories sont des théories finalistes du désir ou de la volonté: l’objet désiré, plus précisément sa possession, est une fin extérieure ou transcendante au désir. Ce sont donc des interprétations réactives du désir: la volonté ne serait que la réaction à un manque. En faisant ainsi de la réactivité l’essence même du désir, ces théories condamnent tous les hommes à des modes d’existence négatifs. Elles visent, intentionnellement ou non, à rendre universelle et nécessaire la négation15. Or, pour Nietzsche, la volonté de puissance ne manque de rien, sauf dans le cas particulier et majoritaire des volontés de puissance diminuées. Les volontés négatives existent, mais elles n’épuisent pas toutes les possibilités d’existence16.
Pour Nietzsche des modes d’existence affirmateurs sont réellement possibles. Il y a des expériences plus ou moins fortes de la surabondance de puissance et du oui à soi-même. La volonté de puissance au sens fort est celle qui obtient ce qu’elle veut dès qu’elle le veut. Le plaisir ou sentiment de puissance est immanent à la volonté de puissance. Vouloir et désirer sont par essence satisfaction, gaieté. La satisfaction a lieu dans le dynamisme de la volonté, dans l’acte de vouloir, non dans son arrêt par la possession de quelque chose qui la transcende17.
Cela signifie que tout le monde ne désire pas. La volonté comme manque est le manque de la volonté de puissance elle-même, le manque du désir lui-même, demi-volonté18. Les conditions de l’action désirante sont les suivantes: une excitation par une résistance (perception), et une surabondance de puissance (affection). Si ces deux conditions ne sont pas remplies, il n’y a pas de volonté ni d’action à proprement parler. La volonté comme manque se libère alors dans la conscience (formation des idéaux) au lieu de se libérer dans les choses.
La surabondance de puissance peut aussi faire souffrir, mais elle fait souffrir autrement que la détresse décadente: la détresse est souffrance à cause d’une résistance, la souffrance de la surabondance de puissance est souffrance du manque de résistance. C’est de l’impatience, pas du désespoir19. La détresse propre de l’affirmation est souffrance du repos, de la sécurité et de l’inaction20.
Par conséquent l’homme de l’affirmation, au lieu de les fuir, recherche les résistances21. C’est un besoin de réalité, pas d’excitations artificielles par des idéaux22. Et ce que recherche le fort, ce ne sont pas des fictions certaines, mais des réalités problématiques23. C’est ce qu’il trouve dans l’interprétation philologique de la réalité (connaissance), mais aussi dans les événements et les rencontres (sa maladie, sa lecture de Schopenhauer, la rencontre de Wagner, les paysages des Alpes, etc.).
Pour ces raisons déjà, on ne peut pas prétendre à un moralisme encore sous-jacent chez Nietzsche, et rapprocher, comme le fait May, la justification absolue de la souffrance comme punition et rédemption dans le christianisme, et la recherche de souffrance de l’homme de l’affirmation24: les affections sont différentes (manque/surabondance) ; et les actions sont différentes (fuite dans l’idéal qui fait de la souffrance un devoir/immanence et souffrance comme moyen pratique pour accroître sa propre puissance).
Pour prétendre trouver une «théodicée» chez Nietzsche25, May met sur le même plan deux types souffrances: la souffrance en général, comme «destin»; et la souffrance comme conséquence particulière des actions provoquant l’accroissement du sentiment de puissance. La première relève d’un constat général, que les idéaux ascétiques donnent un sens absolu : par exemple, dans le christianisme, l’origine de la souffrance en général est la volonté de Dieu après le péché adamique ; le sens absolu de cette souffrance ici-bas est celui d’une punition-rédemption. Nietzsche, contrairement à ce qu’affirme May, ne cherche à fournir aucune explication à cette souffrance en général. Il fait simplement le constat qu’elle fait partie des comme condition de fait nécessaire de la vie26.
Dans le second cas, la souffrance n’est pas subie en vue d’obtenir un bien supérieur, mais elle est la conséquence de la surabondance de puissance et de la volonté d’accroître le sentiment de puissance. Par exemple, le sportif qui veut grimper une montagne à mains nues (parce qu’il le veut, non parce qu’il le doit ; parce que cela correspond à la nature de sa volonté de puissance, non à une finalité ou Bien en soi transcendant), va s’imposer une discipline, travailler à sa condition physique et mentale, s’entraîner, faire des tentatives, échouer, douter - toute une série de souffrances provoquées par l’action qu’il veut entreprendre, sa «tâche27». Mais cette tâche n’a pas de valeur absolue, et par conséquent n’explique ni ne justifie absolument ces souffrances. Au mieux, elles ont une justification relative à l’accroissement de puissance visé à tel moment dans telles circonstances pour tel corps. De plus, cette tâche étant voulue (ce n’est pas un devoir), les souffrances ne sont pas subies comme une fatalité. L’amélioration de soi n’est pas un idéal permettant de justifier la souffrance en général28. Ce qui est recherché, ce n’est pas une amélioration de soi en général, mais des tâches particulières permettant l’accroissement momentané du sentiment de puissance - ce par rapport à quoi des souffrances particulières peuvent avoir un sens relatif. Le sens ou le non-sens absolus de tout cela est indéterminable29.
En rabattant la «justification» relative de la souffrance au second sens sur la souffrance au premier sens, May fait dire à Nietzsche le contraire de ce qu’il dit : à savoir que la souffrance en général serait justifiée absolument, mais cette fois par l’amélioration de soi et l’accroissement de la puissance, nouveau Bien en soi («théodicée athée30»). Chez Nietzsche, il y a au contraire une éthique qui inclut la souffrance comme conséquence pratique de la recherche de l’accroissement de puissance individuel, non comme valeur en soi; un «je veux» et non pas un «tu dois»; une nécessité interne immanente, non pas une nécessité externe subie. La philosophie de l’affirmation est Heiterkeit, gaieté31. Ce n’est pas une nouvelle «religion de la souffrance32».
Gaieté et cynisme
Cela nous amène à distinguer la gaieté du cynisme, dont semble ne pas manquer Monsieur May par son goût du paradoxe. La gaieté est l’affirmation brute de soi-même en-deçà de toute interprétation33, et par conséquent également de la réalité qui nous stimule. C’est le pur plaisir d’être en vie et le désir de désirer. Ici l’affirmation de soi précède et conditionne l’interprétation, elle n’en est pas la conclusion34. Le sentiment de puissance est l’évaluation de la puissance propre par rapport à la puissance de la résistance. L’affection affirmative est le sentiment que la résistance perçue n’est pas insurmontable. La gaieté c’est savoir, dans la douleur provoquée par une résistance, que fondamentalement on ne peut pas mourir : ce n’est pas le sentiment d’une immortalité abstraite, sur le plan transcendant de l’éternité, mais le sentiment d’une « increvabilité concrète », c’est-à-dire de pouvoir venir à bout de toutes les résistances35.
Cette gaieté n’a rien à voir avec le rire cynique. Le cynisme consiste à faire semblant d’être joyeux pour faire croire aux autres et à soi-même que la réalité ne nous atteint pas. C’est mentir pour se distinguer de la réalité (weglügen36). C’est une gaieté artificielle de tragédien-comédien.
Le cynique est comme le « singe de Zarathoustra37». Du point de vue du contenu, le singe de Zarathoustra tient à peu près le même discours que Zarathoustra : il dit les mêmes vérités et semble aussi probe que lui. Mais en réalité il croit toujours aux fictions du Bien et du Mal. Plus précisément, il se sert des valeurs affirmatives de Zarathoustra comme de valeurs absolues et universelles pour justifier son ressentiment, pour avoir « beaucoup de raisons de vengeance38. » Donc de ce point de vue, le point de vue du sens ou de l’usage, son discours est faux : « Et même si la parole de Zarathoustra avait mille fois raison : toi avec ma parole, tu ferais toujours - tort39! » Il fait un usage moral des valeurs immoralistes de Zarathoustra, et ne retient essentiellement de sa doctrine que les vérités qu’il peut utiliser négativement, même contre son « maître ». Le cynique vit du dégoût et du ressentiment, de l’indignation et de la leçon de morale ou de philosophie, de l’ironie de celui qui sait mieux qu’un autre: « le cynique se cantonne dans la négation40. »
La vraie gaieté, au contraire, est le corrélat nécessaire de la connaissance probe: « une formule de l’affirmation la plus haute, née de l’abondance, de la surabondance, un dire-oui sans réserve à la souffrance même, à la faute même, même à tout ce qui est problématique et étrange dans l’existence... Cet ultime oui à la vie, le plus joyeux, le plus exalté, le plus débordant et exubérant n’est pas seulement la compréhension la plus haute, c’est aussi la plus profonde, celle qui est le plus rigoureusement confirmée et maintenue par la vérité et la science41» ; « Il apprend à parler avec toujours plus de probité, ce moi : et plus il apprend, plus il trouve des mots pour honorer le corps et la terre42».
La probité philologique implique la chute des valeurs morales inconditionnées. La morale, avec son impératif de vérité à tout prix, se détruit elle-même43. La volonté de vérité la plus probe, c’est-à-dire la plus morale, découvre les valeurs absolues comme fictions. Elles ne peuvent donc plus servir à juger la réalité. Il n’y a donc plus de raisons de souffrir, comme Job dans ses deux moments, de la prétendue absurdité ou du sens divin de la souffrance. L’affirmation est donc nécessairement alliance de la joie et de la vérité. La surabondance de puissance implique probité et gaieté, affirmation joyeuse de la réalité dans sa relativité immanente : connaissance « par-delà bien et mal », connaissance « tragique44», « pessimisme dionysiaque45», « grand sérieux46», ou encore « gai savoir47».
Gaieté et affirmation esthétique
Nietzsche fait parfois comme si la gaieté n’accompagnait pas nécessairement la réalité ou la vérité, mais devait être ajoutée à la connaissance au moyen d’un art comique. Elle serait alors l’effet d’une illusion joyeuse créée par l’art afin de pouvoir rester philosophe. L’art serait un remède à la probité : « La vérité est laide, nous avons l’art afin que la vérité ne nous tue pas48. » Il y aurait alors deux éléments hétérogènes qui se feraient contrepoids. Le gai savoir serait constitué du sérieux de la probité philologique pour la connaissance de la vérité, et de l’art comique pour la création d’une illusion joyeuse, d’un embellissement de la vérité pour la rendre supportable. La réalité ne serait donc pas joyeuse en elle-même, elle ne pourrait pas en elle-même être objet d’affirmation. C’est l’affirmation telle qu’elle est conçue dans La naissance de la tragédie: d’abord vision de la vérité dionysiaque, puis création de l’apparence apollinienne par-dessus cette vérité, pour pouvoir continuer à affirmer la réalité.
Mais embellir la réalité, c’est la nier : la réalité est certes de cette façon affirmée, mais sur un plan esthétique qui la transcende. Dans les termes de La naissance de la tragédie, l’affirmation réelle serait l’affirmation de la vérité dionysiaque elle-même, non l’affirmation de la belle apparence apollinienne, qui est une image illusoire de la réalité. En fait, en considérant la gaieté et le savoir, ou l’art et la philosophie comme hétérogènes, on reste dans un schéma ascétique d’interprétation. On ne sort pas de la négation, même si sous cette forme elle est de plus en plus proche de l’affirmation : les valeurs sont des valeurs esthétiques pour dire oui à la vie, non des valeurs morales pour la nier49. Cette gaieté est négation pour une deuxième raison : c’est une gaieté qui a pour fonction de consoler. Or, toute consolation est une assimilation à autre chose que soi. Le rire consolateur est assimilation à un groupe (rire ensemble) ou à un deuxième moi (rire seul). Une telle gaieté est dans tous les cas un attendrissement sur soi-même, donc tout le contraire du sentiment de la surabondance de puissance. C’est une négation optimiste. Le rire comme consolation de l’ici-bas n’est donc pas encore la gaieté de l’affirmation.
Ensuite, et ce serait sa fonction la plus importante, l’art serait consolation de la vérité philologique fondamentale, portant cette fois sur le statut des vérités particulières, selon laquelle, absolument parlant, tout est faux : « Si nous n’avions approuvé les arts et inventé cette sorte de culte du non-vrai, nous ne saurions du tout supporter la faculté que nous procure maintenant la science, de comprendre l’universel esprit de non-vérité et de mensonge - de comprendre le délire et l’erreur en tant que conditions de l’existence connaissante et sensible. La probité aurait pour conséquence le dégoût et le suicide. Or, il se trouve que notre probité dispose d’un puissant recours pour éluder pareil conséquence : l’art, en tant que consentement à l’apparence50. » La probité philologique donnerait donc non seulement accès à des vérités dures, mais en plus à des vérités qui n’en sont pas absolument: toute interprétation de la réalité, même philologiquement correcte, ne peut prétendre qu’à une vérité provisoire et partielle. Selon cette vérité fondamentale, on ne vit pas dans la réalité en soi, mais dans une réalité interprétée, « rêvée51», donc un monde faux.
De plus, si la probité est un devoir, si elle est la croyance à la valeur absolue de la vérité, alors en découvrant que la vérité absolue n’existe pas, elle s’ôte à elle-même l’objet de son devoir. La probité poussée au maximum consisterait à ne pas vouloir mentir ou tromper52, et découvrir, par cette même volonté, que le mensonge est une condition fondamentale de toute vie, que tout est interprétation, c’est-à-dire faux absolument parlant : connaître, interpréter, c’est «entretenir la durée du rêve53» ; « tout ce qui consiste à faire violence, arranger, abréger, omettre, remplir, amplifier, fausser, et de façon générale à ce qui est le propre de toute interprétation54» ; « Qui pense assez profond comprend qu’il aura toujours tort, qu’il agisse et juge comme il voudra55. » L’art devrait consoler de cette vérité, qui n’est en fait cause de souffrance que si on la rapporte à la vérité comme devoir absolu, donc si l’on conserve le schéma morale que la philologie nous pousse à abandonner56.
La gaieté consolatrice est donc analogue à la gaieté cynique : elle a son origine dans l’affection de détresse ; elle est aussi l’effet ou la conclusion d’une interprétation (réaction). La différence entre le cynisme et la gaieté consolatrice est que le premier interprète pour dire non à la réalité (pessimisme), tandis que la seconde interprète pour l’affirmer, même si en réalité cette affirmation est une autre forme de négation (optimisme). Ces deux gaietés sont artificielles. Ce sont des protections contre la réalité et la vérité qui s’appuient sur des fictions.
L’affirmation chez Nietzsche n’est donc pas simplement esthétique, contrairement à ce que suggère May57. Au contraire, comme on vient de le montrer, elle est au moins autant philologique qu’esthétique. Contrairement à Augustin par exemple, Nietzsche n’affirme pas la beauté d’un objet extérieur - le monde - conçu et contemplé comme création d’un Dieu transcendant qui lui donnerait sa beauté (optimisme). La beauté relève bien plutôt chez Nietzsche de l’affection et de l’action : la beauté, c’est le problématique, et les possibilités infinies d’existence et d’accroissement du sentiment de puissance qui en découlent dans l’immanence58. On retrouve cette affirmation à la fois philologique et artistique dans l’écriture même de Nietzsche, avec pour sommet Ainsi parlait Zarathoustra.
La distance dans l’affirmation
Il n’y a donc immanence de la gaieté au savoir. Pourtant, dans le rire de l’affirmation il y a une distance: ce rire est rire de soi et de l’existence59. Est-ce que cette distance est identique à la distinction dans la négation ? Est-ce que ce rire de soi et de l’existence est ironie et mépris de soi et de la réalité ? Au contraire, c’est une distance qui reste au sein de l’immanence et fait obstacle à une prise de position transcendante de l’individu sur l’empirique. La distinction est le sentiment d’appartenir au moins en partie à un monde vrai et de valeur plus élevée transcendant le monde de l’apparence (par l’âme, la raison, la volonté libre au-dessus du corps, par exemple). La distance est le sentiment d’appartenir totalement au monde de l’apparence. Plus précisément, c’est le sentiment de fausseté au moment où l’on ressent le plus la réalité. C’est la « conscience de l’apparence60» au moment où l’on est le plus fortement stimulé par des résistances. Ce sentiment n’est pas le sentiment du faux au sens métaphysique, d’un faux absolu ou d’une pure illusion, d’un manque de réalité. Ce n’est pas non plus le sentiment pathologique d’irréalité de certains fous. C’est la conscience, accompagnant le plus fort sentiment de réalité, que tout est faux absolument parlant : « L’apparence pour moi, c’est la réalité agissante et vivante elle-même [sentiment de la réalité], qui, dans sa façon d’être ironique à l’égard d’elle-même, va jusqu’à me faire sentir qu’il n’y a là qu’apparence [sentiment de fausseté61]. »
La conscience du faux est une gaieté parce qu’elle est la conscience de la libération de sa volonté par rapport à la morale de la responsabilité : « “Rien n’est vrai, tout est permis”... Eh bien, voilà ce qui s’appelle liberté de l’esprit, par-là toute foi dans la vérité même était congédiée62... » Le sentiment du faux détruit les barrières imposées par l’interprétation morale et laisse la place à des volontés de puissance pleines et entières, indépendantes de tout commandement et de tout interdit : « je veux », et non plus « tu dois » et « tu ne dois pas ». Ce sentiment détruit donc corrélativement les raisons de ressentiment et de mauvaise conscience et permet à la volonté d’être réellement volonté d’accroissement du sentiment de puissance, c’est-à-dire volonté de gaieté et non plus de cruauté63. Enfin, contrairement à l’interprétation morale qui distingue entre des existences bonnes et des existences dans le mal, la destruction de la vérité et de la responsabilité signifie qu’a priori toutes les manières d’exister se valent. Le sentiment du faux et de l’irresponsabilité donne droit à une infinité d’interprétations et d’existences possibles, sans interdit64. L’irresponsabilité n’est pas absence de valeurs, mais immanence et relativité de l’action de la volonté. Les choses, les êtres, les actions ne sont plus évalués selon le Bien et le Mal, mais selon le « bon et le mauvais. » Le critère des valeurs est empirique. C’est leur effet sur le sentiment de puissance individuel65. La gaieté affirmative est le sentiment de cette libération de la volonté propre.
La distance ou le sentiment du faux est en d’autres termes le sentiment que l’existence consiste à jouer son existence, que la vie est l’équivalent d’une scène de théâtre. L’homme de la négation ou le tragédien fait comme s’il ne jouait pas : il se prend au sérieux et prend la vie au sérieux en faisant comme s’il y avait un sens au-delà d’elle. L’homme de l’affirmation, quand il interprète, est au contraire « comédien66» : il joue l’existence tout en ayant conscience qu’il joue67. Pour lui, la vie se déroule sur une scène de théâtre sans coulisses ni spectateurs, sans aucun élément qui la transcende pour la fonder et la justifier, et de cette manière y introduire le sérieux. La tonalité du jeu de l’affirmation est donc la gaieté. Cette gaieté n’est pas artificielle comme le sérieux du tragédien. Son jeu ne fait pas appel à des stimulations fictives, mais seulement à la réalité. La comédie est stimulation de la volonté par la réalité, ses affects sont donc de vrais affects. Le comédien est donc tragédien au sens de la connaissance tragique, c’est-à-dire que son interprétation et son existence suivent la méthode philologique : empirisme (sentiment de réalité) et scepticisme (sentiment du faux) : incipit tragoedia, incipit parodia68.
La distance comporte un dernier aspect : elle est distance par rapport à la souffrance. Même dans les souffrances les plus intenses, l’homme de l’affirmation a le sentiment qu’au fond il ne souffre pas tant que cela. C’est une distance liée à la nature double de l’affection. Il faut en effet distinguer dans l’affection : d’une part l’affection brute, face de l’affection tournée vers la perception ; et d’autre part l’affection comme problématique de l’interprétation, face de l’affection tournée vers la réaction. Par exemple, la décadence est un sentiment d’impuissance par rapport à ce qui est perçu, et l’interprétation de ce sentiment comme définitif, non à soi-même définitif qui détermine l’interprétation comme recherche de quelque chose à affirmer hors de soi. Il nous faut donc préciser notre analyse de la réaction. Elle se décompose de la manière suivante : 1/ la perception : sentiment neutre de quelque chose, simple « il y a » ; 2/ l’affection : a) l’affection tournée vers la perception : il y a une résistance, sentiment de sa puissance par rapport à la puissance perçue, douleur ou plaisir brut ; b) l’affection tournée vers l’action (mouvement préparatoire de la réaction) : évaluation générale de sa puissance, non à soi-même définitif ou oui à soi-même, détresse ou gaieté ; 3/ l’action interprétative.
La souffrance n’a pas de réalité objective : « Peut-être [...] la douleur [affection, face perceptive] faisait-elle jadis moins mal qu’aujourd’hui ; telle est du moins la conclusion d’un médecin qui a soigné des Noirs (ceux-ci étant considérés comme les représentants de l’homme préhistorique) atteints de graves inflammations internes, lesquelles plongent dans le désespoir [affection, face active] les Européens les mieux constitués, alors que chez les Noirs elles ne produisent pas de tels effets69. »
La souffrance n’a pas de réalité objective parce qu’elle relève de l’interprétation. L’affection de détresse est une souffrance artificielle en ce qu’elle est souffrance du sens, besoin de fictions, et non souffrance de la réalité brute qui stimule objectivement le corps70. La détresse est un phénomène purement psychologique et artificiel, elle relève d’une comédie artificielle71. Autrement dit, la détresse décadente n’est pas seulement sentiment d’impuissance réel, tout comme le sentiment de supériorité n’est pas un sentiment de puissance réel. La détresse décadente est un sentiment d’infériorité. La douleur objective, physiologique (l’affection tournée vers la perception) est une impuissance réelle, c’est-à-dire un réel danger de mort pour le corps psychologique ou le corps biologique : « les suprêmes degrés de la douleur constituent autant d’états d’impuissance72». La douleur objective est celle qui atteint un tel degré que toute réaction sur le mode idéaliste, toute fausse réaction devient inefficace ; celle dont la conscience ne peut plus se détourner, où l’individu ne peut plus faire semblant : « Se mettre toujours dans des situations où il ne soit pas permis d’avoir de fausses vertus, mais où, comme le funambule sur sa corde, on ne puisse que tomber ou tenir - ou s’en sortir73... » ; « Quand je fus presque à bout, et parce que j’étais presque à bout, je me suis mis à réfléchir sur cette déraison fondamentale de ma vie ( l’ “idéalisme”. C’est seulement la maladie qui m’amena à la raison74. » Donc la vraie douleur, celle qui fait réellement mal, c’est la douleur brute en-deçà de l’interprétation, également en-deçà de ce qu’il y a d’interprétation dans l’affection (demander « pourquoi ? », poser les problèmes sur un autre plan que celui de la réalité, faire de la souffrance un Mal). Autrement dit, la souffrance réelle n’a lieu que lorsque la souffrance du manque de sens ne peut plus apparaître, donc quand on ne peut plus souffrir de la souffrance, quand la souffrance ne fait plus mal. La souffrance dans l’affirmation est souffrance sans désir moraliste de suicide ni de meurtre, et sans agitation anarchique. C’est une simple impuissance brute75.
On peut ajouter que l’homme de l’affirmation a un rapport extérieur à ses détresses périodiques. La détresse est pour lui non une affection fondamentale, mais une excitation douloureuse psychologique, donc la perception d’un obstacle à sa volonté. Il a un rapport externe à ses détresses, c’est pourquoi il peut y réagir par le fatalisme russe pour s’en protéger. Le décadent au contraire s’identifie totalement à sa détresse, c’est pourquoi il ne s’en défend pas mais réagit dans son sens. Il y a donc une distance entre l’homme de l’affirmation et sa souffrance : il ne souffre pas de la douleur, il n’estime pas que son impuissance est définitive, il sait qu’au fond il a la force de réagir et se demande seulement comment relever chaque défi. Sa douleur est un fait, pas un scandale moral qui nécessiterait une « théodicée ». L’affection affirmative est un oui fondamental à soi-même : «assez bienheureux en soi pour justifier même une somme monstrueuse de souffrance ».
Conclusion
Nous venons de décrire en quoi consiste l’affection propre de l’homme de l’affirmation : dans sa face tournée vers la résistance perçue, elle est un sentiment d’impuissance brute (pôle négatif du sentiment de puissance) ; dans sa face tournée vers la réaction elle est gaieté, sentiment de la surabondance de puissance, oui à soi-même fondamental. Cette gaieté n’est pas analogue à la gaieté cynique ni à la gaieté consolatrice : celles-ci sont des réactions qui vont dans le sens de l’affection de détresse. La gaieté est une capacité fondamentale à pouvoir sortir de la détresse par l’interprétation, contrairement aux décadents qui la justifient et la consolident par des interprétations négatives. Dans la gaieté de l’affirmation il n’y a pas de sentiment de supériorité ou de distinction par rapport à la réalité immanente (négation), mais un sentiment de distance : sentiment du faux ; conscience de jouer l’existence ; sentiment de ne pas souffrir de la souffrance. L’affirmation est un phénomène bien plus complexe et plus noble que ce qu’en dit Simon May.