I. Introduction
Suis-je encore une personne malgré ma déchéance physique et/ou psychique ? Ma vie a-t-elle encore un sens ? Telles sont les questions qu’on pourrait se poser quand survient la maladie. Cette dernière est une souffrance, une épreuve pour le patient, ses proches ainsi que le personnel soignant. Tout en bouleversant notre rapport à notre corps, la maladie se perçoit commet une « violence de la vie » (Marin, 2008). En effet, son apparition dans l’existence d’un être humain est toujours une source d’angoisse et d’inquiétude pour lui et pour son entourage. Cette angoisse est d’autant plus grande quand la prise en charge n’est pas efficace ou quand le personnel soignant n’assume pas le rôle qui est le sien : prendre soin du malade. Face à une mauvaise prise en charge du malade, des doutes peuvent surgir chez lui quant à son appartenance, malgré la maladie, à la communauté humaine. L’objectif de cette réflexion est de montrer que le patient, malgré la maladie et la dégradation physique et psychique qu’elle apporte, demeure un être humain à part entière car l’humanité ou la dignité n’est pas « biodégradable ». L’humanité du malade n’est pas perdue quand apparaît la maladie mais au contraire, cette dernière est une interpellation éthique à prendre soin de ‘‘l’homme capable’’ devenu ‘‘homme souffrant’’ pour employer les termes ricoeuriens. Pour ce faire, nous suivrons quatre grandes articulations. Dans un premier moment, nous montrerons avec Canguilhem que la maladie loin d’être un événement anodin ou une simple variation de la santé vient instaurer une nouvelle norme de vie pour la personne concernée. Ainsi, si la maladie se présente comme une expérience humaine, elle est aussi révélatrice de la vulnérabilité humaine. Ensuite, il sera question de montrer que le soin administré au patient est une réponse à cette vulnérabilité dont la maladie est l’une des manifestations. Et cette réponse doit se vivre en dernière analyse au sein d’une relation éthique où soignant et patient sont partenaires dans le combat contre la maladie, l’ennemi commun.
II. La maladie : une nouvelle norme de vie
Dans sa thèse de médecine, soutenue en 1943, Georges Canguilhem, prenant à contre-pied la conception positiviste de la maladie telle que défendue par Auguste Comte et Claude Bernard, place au cœur de sa réflexion non plus le vécu de la maladie, mais l’homme malade. En effet, Canguilhem (1966) souligne que chez Auguste Comte, l’identité du normal et du pathologique est purement conceptuelle. Pour lui, Auguste Comte a été influencé dans ses réflexions sur le normal et le pathologique par Broussais pour qui, « les maladies admises ne sont que des symptômes et qu’il ne saurait exister de dérangements des fonctions vitales sans lésions d’organes ou plutôt de tissus » (Canguilhem, 1966, p. 18). L’intérêt de sa réflexion porte sur le pathologique ; il va du pathologique vers le normal afin de pouvoir déterminer de manière spéculative les lois du normal : « l’identité du normal et du pathologique est affirmée au bénéfice de la connaissance du normal » (Canguilhem, 1966, p. 15). Comte admet une identité réelle entre les phénomènes pathologiques et ceux physiologiques. Pour bien concevoir l’état pathologique, il faut d’abord connaître l’état normal lui correspondant. Et l’étude de l’état pathologique de manière inverse, permet de rechercher les lois de l’état normal. Il insiste sur l’obligation de déterminer le normal et ses limites avant d’explorer les cas pathologiques. Mais cependant, souligne Canguilhem, Comte ne propose pas des critères permettant de reconnaître si un phénomène est normal ou pas. On a donc l’impression que Comte ramène, dans sa réflexion, le concept de normal « à un concept qualitatif et polyvalent, esthétique et moral plus encore que scientifique » (Canguilhem, 1966, p. 23). De là, on peut comprendre pourquoi il conçoit le pathologique comme étant « simple prolongement plus ou moins étendu des limites de variation, soit supérieures, soit inférieures, propre à chaque phénomène de l’organisme normal » (Canguilhem, 1966, p. 23). La pathologie est comprise comme étant une physiologie élargie. Canguilhem reproche à Comte d’avoir confondu dans sa définition du pathologique la cause et l’effet car une cause peut de manière quantitative varier mais provoquer de façon continue des effets différents de manière qualitative.
Dans sa distinction du normal et du pathologique, Claude Bernard, quant à lui, suit le mouvement inverse. Il part du normal vers le pathologique. Chez ce dernier, souligne Canguilhem (1966), « l’identité du normal et du pathologique est affirmée au bénéfice de la correction du pathologique » (p. 15). Il y a chez Claude Bernard une continuité entre le normal et le pathologique. Le pathologique est une variation quantitative de l’état normal. La maladie est d’après ses réflexions, « l’expression exagérée ou amoindrie d’une fonction normale » (Canguilhem, 1966, p. 40). Toutefois, Canguilhem reproche à Claude Bernard une collision dans la définition du pathologique, des concepts de quantitatif et de qualitatif.
Se démarquant des réflexions d’Auguste Comte et de Claude Bernard, Canguilhem défend la thèse selon laquelle la maladie, différente de manière qualitative du normal, est une réalité propre ; c’est une nouvelle norme qui ne peut être assimilée à l’anormal. Selon Canguilhem, la santé et la maladie sont de l’ordre de la valeur ; ils ne sont pas des faits objectifs en soi capables d’être étudiés par des scientifiques. On ne saurait parler de fait pathologique ou normal en soi ; l’anormal ne saurait aussi être considéré comme pathologique car il relève d’une autre norme de vie, bien qu’elle soit inférieure. C’est pour cela qu’ « être malade c’est vraiment pour l’homme vivre d’une autre vie, même au sens biologique du mot » (Canguilhem, 1966, p. 48). L’expérience que nous fait vivre la maladie est celle de l’étrangeté, étrangeté de l’existence elle-même. La personne malade n’est plus sujette de sa propre existence, elle devient étrangère à sa propre vie car elle est expropriée par la maladie. La maladie est rupture et ouverture à un autre mode de vie, une nouvelle manière d’être ; quand elle survient dans la vie d’une personne, celle-ci doit rompre avec certaines habitudes qui restent cependant permises aux autres. Ainsi, la maladie est avant tout une autre vie, qui amène à adopter une nouvelle forme d’existence avec ses lois et ses normes.
Nous sortons de ce fait avec Canguilhem de la négativité concernant la maladie comme étant l’envers de la santé c’est-à-dire l’envers de ce qu’on pourrait appeler la vie normale. Canguilhem apporte par ses réflexions une nouvelle orientation à la notion de maladie ; loin d’être considérée comme variation de l’état de santé, elle se présente comme une « nouvelle dimension de la vie » (Canguilhem, 1966, p. 122), une allure de vie complètement différente de la santé : avec elle s’amorce une nouvelle histoire pour l’individu. Cette nouvelle norme de vie est non normative car la maladie met en cause la capacité de l’humain à pouvoir se confronter à des situations pour se réaliser en tant qu’homme. Selon Marin (2008), « la maladie met l’existence entre parenthèses, ou plutôt donne à l’existence la structure d’une parenthèse interdisant les projets » (p. 66). Pour Canguilhem (1966), c’est parce que l’homme est incapable d’être normatif qu’il est malade ; il ne peut pas se donner des normes quelles qu’elles soient. Être malade a donc un impact sur la vie de l’individu et par ricochet sur son être-au-monde. L’individu malade est limité. Son souci premier sera de retrouver sa santé c’est-à-dire sa capacité d’être normatif. Cette santé que recherche le vivant doit être comprise comme « une façon d’aborder l’existence en se sachant non seulement possesseur ou porteur mais aussi au besoin créateur de valeur, instaurateur des normes vitales » (Canguilhem, 1966, p. 134). Avant d’être un évènement visible ou socialisé, être malade renvoie d’abord à un ressenti, un vécu. C’est la raison pour laquelle le malade se rend à l’hôpital. Le mouvement du malade vers le soignant est la traduction même de l’existence de la médecine dans la mesure où comme le note Canguilhem, c’est parce que « les hommes se sentent malades qu’il y a une médecine » et on pourrait aussi ajouter qu’il y a les médecins, les infirmiers etc. Ce n’est qu’ensuite « que les hommes, parce qu’il y a une médecine, savent en quoi ils sont malades » (Canguilhem, 1966, p. 156). La maladie se présente dès lors comme étant une expérience humaine. C’est la raison pour laquelle Canguilhem (2002) pense qu’« il est normal de tomber malade du moment que l’on est vivant ».
III. Maladie et vulnérabilité humaine
Nous le remarquions déjà avec Canguilhem, la maladie est « une nouvelle dimension de la vie » ; une nouvelle norme bien différente de manière qualitative de la norme de la santé. Le malade constate que quelque chose ne va pas à cause de la douleur qu’il ressent. La maladie fait perdre au vivant sa capacité normative ; il ne peut plus instituer des normes dans d’autres conditions. La maladie peut alors être considérée comme étant à la fois perturbation des fonctions vitales et privation de la capacité normative. En tant que fait biologique, elle est la démonstration de la caducité de l’humain en tant que vivant en ce sens qu’elle ébranle et met en péril son existence.
Il se dégage ainsi en filigrane le caractère fragile et vulnérable de la vie humaine ; une vulnérabilité inhérente même à la vie. Lorsqu’apparaît la maladie, la dépendance suit et s’installe souvent ; l’existence de la maladie vient en quelque sorte fragiliser la vie de l’individu. La douleur et la souffrance qu’elle provoque affaiblissent l’humain dans son rapport avec lui-même et avec le monde (Hesbeen, 2012). Pour Ricœur (2001), la vulnérabilité affecte les capacités d’action du vivant. En plus de l’autonomie qu’il faut respecter chez le vivant, on doit également respecter sa vulnérabilité ; laquelle ne saurait être réduite, comme il le remarque si bien, à une déficience (p. 89). Le vivant est un « homme capable », capable d’agir, de dire, de penser et de se raconter. Il est capable de donner une certaine cohérence à sa vie ; il est capable d’être responsable. La capacité ne doit pas être considérée comme la toute-puissance, mais plutôt comme une manière d’exister. Quand cette capacité vient à être affaiblie par la maladie, alors le vivant devient « homme souffrant » (Ricœur, 1995). Ainsi, le vivant s’identifie comme être agissant, être capable par ses capacités, mais aussi comme être souffrant pour souligner le caractère vulnérable et fragile de sa condition d’homme. Personne ne choisit volontairement d’être malade ; l’existence de la maladie montre que le vivant est chaque jour impliqué dans des situations de vie qu’il n’a pas choisies et encore moins envisagées. On ne peut plus dès lors « parler simplement de l’homme agissant sans désigner d’un même souffle l’homme souffrant » (Ricoeur, 1995, p. 106). Commentant l’anthropologie de Ricœur, Stéphane Bastien (2006) note que :
la souffrance, la faiblesse et l’impuissance d’agir, on le sait trop bien, sont autant de dimensions de l’expérience effective, que la puissance de faire récit, de tenir sa parole et du maintien de soi ou de l’intégrité personnelle. La souffrance (celle de l’autre comme la mienne) est le défi lancé par la vie à notre sens d’identité et notre sens de responsabilité (p. 53).
La maladie est révélatrice d’une double vulnérabilité. Elle révèle en premier lieu une vulnérabilité anthropologique (Feito, 2007) c’est-à-dire la possibilité de souffrir d’un mal ou d’une douleur et aussi la possibilité à être blessé émotionnellement ou physiquement. Elle peut également être perçue comme le fait de ne pas être au contrôle de la situation, de ne pas être en position de force, mais aussi au fait de mourir. La vulnérabilité renvoie à ce qui nous rend fragiles. C’est en cela que la vulnérabilité est inhérente à la condition humaine car l’être humain à un moment de son existence se sent fragile dans sa corporéité et dans sa psychè. La mort, la souffrance et la maladie sont les manifestations de notre vulnérabilité humaine, de notre radicale finitude. En second lieu, la maladie révèle une autre dimension de la vulnérabilité non moins négligeable que la première ; c’est celle générée par notre relation avec autrui et avec notre milieu de vie : la vulnérabilité sociale (Feito, 2007, p. 10). Cette seconde dimension masque très souvent la première et devient cause de rejet et d’indifférence à l’égard du malade. Quand on est malade, on ne peut plus agir en utilisant toutes ses possibilités dans le champ social. Il existe, selon Feito (2007) des espaces de vulnérabilités qui peuvent être le climat, des conditions défavorables, le milieu ambiant de vie. Par vulnérabilité sociale, on voudrait signifier qu’il existe un élément extérieur de risque, de danger pouvant influencer ou faire souffrir le vivant.
Les manifestations de la vulnérabilité humaine que sont le handicap, la maladie, la souffrance, la douleur etc. sont des indicateurs qu’une aide doit être apportée et que dans certaines circonstances des soins doivent être prodigués. Prendre soin de la personne vulnérable revient donc à lui assurer qu’il demeure humain malgré la maladie car comme les personnes bien portantes, « il constitue une part unique et irremplaçable de notre humanité » (Hesbeen, 2012). La vulnérabilité se présente ainsi comme un appel, une injonction au sens levinassien, à prendre soin de l’humain devenu malade afin de lui ouvrir, comme le souligne Benaroyo (2016, p. 222) « un espace où l’avenir est possible ». Ainsi, la réponse éthique et humaine qu’on puisse apporter à la vulnérabilité, qu’elle soit anthropologique ou sociale, est le soin.
IV. Le soin comme reconnaissance de l’humanité du patient
Lorsqu’il se sent mal ou quand il a mal, la personne humaine se rend à l’hôpital pour retrouver sa santé. L’essence du soin, de ce fait, est la subjectivité du malade car c’est elle qui est à l’origine de l’appel à l’aide lancé au soignant. On comprend ces propos de Canguilhem pour qui la médecine existe parce qu’il y a des gens malades et non l’inverse. Le malade, lorsqu’il se trouve à l’hôpital, attend du personnel soignant que celui-ci puisse le soulager. Il attend de la bienveillance, de l’empathie, de l’attention, de la sollicitude de la part du soignant. Il souhaite qu’on le regarde non pas d’abord comme un malade mais comme un être humain. Ce que le malade désire avant tout c’est d’être soigné ; il attend qu’on prenne soin de lui. Mais alors, qu’est-ce que prendre soin du malade ? Est-il possible de faire des soins sans pour autant prendre soin du malade ?
D’après Hesbeen (2003), prendre soin « désigne cette attention particulière que l’on va porter à une personne vivant une situation particulière en vue de lui venir en aide, de contribuer à sa santé, de promouvoir sa santé » (p. 8). Pour cet auteur, le soin ne se conçoit qu’au singulier ; il est une expérience singulière et unique. Il n’est pas répétable d’un individu à un autre, encore moins préétabli. Employé au pluriel, le soin désigne des actes, des services ou prestations effectués par des soignants. On peut donc effectuer ces actes sans prendre soin, c’est-à-dire faire des soins sans porter une attention particulière à celui ou celle vers qui les soins sont prodigués. Un soignant qui entre dans la chambre d’un patient peut bel et bien lui faire ses injections, prendre ses paramètres etc. et sortir par la suite sans pourtant avoir pris soin de lui. Le soin, en tant qu’attention particulière à l’égard du malade, va au-delà du souci de faire ou bien faire ce qu’il y a à faire. Il est le souci que j’ai à l’égard de l’autre, mon semblable, mon frère en humanité, affaibli par la maladie. Ce souci qu’on a pour le malade témoigne son importance pour nous. On peut donc prodiguer des soins sans prendre soin et prendre soin d’un patient sans avoir besoin de lui faire des soins (Hesbeen, 2012). Ce qui est demandé au soignant c’est d’abord et avant tout de prendre soin du malade et pas seulement de faire des soins. C’est en prenant soin du malade qu’on lui témoigne qu’il reste et demeure un être humain malgré sa souffrance et la maladie. Prendre soin du malade revient ainsi à l’aider à maintenir vivante son humanité que la maladie tend à étouffer. Par le soin, nous signifions au malade « qu’ensemble nous appartenons à un même tissu humain, et le partage de cette humanité nous unit » (Cavallier, 1990, p. 34). Prendre soin du malade consiste à lui témoigner à travers les soins qu’il demeure un membre à part entier de la communauté humaine. La maladie n’est pas l’annonce de la perte de l’humanité en l’homme ou de l’humanité de l’homme car « tant que la vie n’a pas quitté d’elle-même un corps, (…) cet être fait partie de notre communauté [humaine] » (Cavallier, 1990, p. 34). Le soin apporté au malade est l’occasion de reconnaître l’humanité de l’autre homme et l’humanité en l’autre homme. Véronique Margron (2004) affirme à ce sujet que « prendre soin n’est pas un luxe, mais une nécessité d’humanité, la nôtre. C’est rendre compte, dans le réel, que nous sommes dignes d’être appelés humains » (p. 871).
Soigner c’est dialoguer avec le patient pour le transformer en agent de sa propre guérison ; créer avec lui une amitié qui est aussi décisive que la technique médicale car elle lui permet de se sentir et se reconnaître comme faisant toujours partie de la communauté humaine. C’est pourquoi malgré les avancées techniques dans le domaine biomédical, le principe d’humanité ou de la dignité humaine doit rester au cœur de l’acte de soin et le soin, un enjeu de solidarité et de responsabilité. Quand survient la maladie, et avec elle le lot de souffrance qu’elle provoque, ce dont nous avons besoin c’est d’une ‘‘médecine à visage humain’’ c’est-à-dire « une médecine capable de dignité, capable d’humanité » (Sicard, 2009, p. 89). En somme, si la maladie est perçue comme une expérience humaine, le soin quant à lui devient une réponse humaine et sociale à la maladie. La finalité du soin à ce niveau est de restaurer le lien entre la personne malade et la société. En quelque sorte, la finalité du soin est de réintégrer l’individu dans la collectivité. À ce sujet, Marin (2008) écrit :
le rôle du soin est de nous restituer notre place, en nous-mêmes et au milieu des autres, d’exécuter le mouvement inverse de celui de la souffrance. (…) Contre cet exil auquel nous condamne la douleur, la médecine se profile comme retour à notre identité propre, notre nature véritable, notre lieu. Elle rend l’homme à lui-même (p. 105).
Pour que les hôpitaux puissent s’humaniser, il est important que la dignité humaine et la primauté de l’être humain constituent des repères fondamentaux pour les soins en leur sein. En effet, « dans notre société en quête de nouvelle références, l’hôpital a le devoir de se montrer digne de ses valeurs humaines, universelles et éternelles » (Vincent, 2000, p. 1).
IV.1 La dignité humaine au cœur des soins
Le sens qu’on accorde au concept de dignité varie très souvent d’un sujet à un autre. Il est à cet effet important de clarifier le sens de dignité humaine car « savoir de quoi l’on parle n’est pas seulement une préparation à la réflexion éthique, c’est déjà une démarche éthique » (Ricot, 2004, p. 268). À son origine, le concept de dignité est un concept esthétique et politique. C’est avec Kant, qu’il va être attribué à l’homme. Kant (1968) pensait en effet que dans le règne des fins (dont sont membres les êtres humains parce qu’être raisonnables finis), tout a un prix et une dignité ; ce qui a un prix ne peut avoir d’équivalent : la dignité n’admet pas d’équivalent. Elle est cette « valeur absolue par laquelle l’homme force au respect de lui-même toutes les autres créatures raisonnables » (Kant, 1968, p. 106). Commentant cette assertion de Kant, Xavier Thévenot (2000) souligne que pour Kant, « la dignité n’est pas une réalité quantifiable à conquérir de haute lutte, mais une qualité inaliénable de l’être humain, reçue gratuitement, et invitant chacun à développer une attitude de respect envers tout autrui » (p. 207). La dignité de l’homme concerne sa vie dans sa durée, quelles que soient les vicissitudes auxquelles elle pourrait être confondue.
Se référant à la dignité au sens kantien, Jacques Ricot (2003) distingue trois sens. Le premier sens est la dignité ontologique qui signifie que l’homme est digne parce qu’il est homme ; il est digne par essence, indépendamment des contingences et aléas de la vie. La dignité à ce niveau est une qualité humaine irréductible et inaliénable ; elle « tient à l’humanité de l’homme » (Ricot, 2003, p. 10). Le second sens est ce qu’il appelle dignité-décence (Ricot, 2003). Ce sens peut être adapté à une attitude stoïque consistant à « assumer son rôle sans geindre et à assumer les épreuves de l’existence dans la pudeur et dans la discrétion » (Goffi, 2004, p. 93). C’est en quelque sorte la maîtrise de soi. C’est une manière élégante d’épargner aux autres nos souffrances ; elle renvoie à la vaillance devant l’adversité. En ce sens, « faire preuve de dignité, c’est être présentable ou se montrer courageux » (Ricot, 2003, p. 10). Le troisième et dernier sens est ce qu’on pourrait appeler dignité-liberté. À ce niveau, la dignité est identifiée à la liberté. Il revient à chacun de définir pour lui ce qu’il considère comme digne et indigne. L’homme est digne parce qu’il exerce sa volonté et fait valoir son autonomie.
Toutefois, quand nous parlons d’instaurer la dignité au cœur de la pratique soignante, nous nous référons à la dignité ontologique. Le soin doit être prodigué dans le respect de la dignité du malade. C’est le principe de dignité qui doit orienter la pratique soignante au quotidien. Quand le soin administré par le soignant respecte la dignité du patient, c’est la signification que le soignant reconnaît l’humanité du malade. Au-delà de la technique et de la compétence du soignant dans les hôpitaux, c’est d’humanité dont a besoin la personne malade dans sa fragilité. Le personnel soignant doit avoir à l’esprit que le soin qu’il administre aux malades constitue l’expression la plus sensible des obligations de la société à l’égard des personnes vulnérables dont la maladie tend parfois à étouffer l’humanité. C’est pourquoi nous pensons que le principe de la dignité humaine doit constituer un repère fondamental pour les soins dans les pratiques soignantes. C’est d’abord l’intérêt de l’humain devenu malade qui doit prévaloir dans l’acte de soin. C’est en ce sens que le respect de la dignité humaine, en particulier des personnes malades et vulnérables, est un défi éthique quotidien pour tous ceux qui travaillent dans les hôpitaux. Cependant, pour soigner tout en respectant la dignité humaine, il faut savoir accueillir et écouter.
IV.2 L’accueil et l’écoute : deux indicateurs de l’hospitalité
Pour que les soins offerts au malade soient des soins qui respectent la dignité deux éléments capitaux doivent être pris en compte : l’écoute et l’accueil. Ils sont le signe d’une vraie solidarité envers les plus vulnérables. Le plaidoyer pour l’humanisation des soins est un « appel à une mobilisation dans le soin qui serve mieux celle et celui qui attendent de la société un message de confiance, un geste de solidarité » (Hirsch, 1996, p. 64).
L’accueil du malade et de sa famille est un facteur indispensable pour humaniser les soins et les structures de soins. Il est plus qu’un acte anodin de la vie quotidienne ou un acte de politesse. Accueillir le malade à son entrée à l’hôpital est un temps fort, un moment d’imprégnation. À travers cette relation qui est établie avec lui, le malade peut déjà avoir une idée de la relation qui pourra fleurir dans ce nouveau milieu. Il peut aussi avoir une idée de la qualité des soins qui lui seront prodigués. Quand l’accueil est bien fait, le malade peut ressentir chez le personnel soignant de la compassion mais aussi, comprendre qu’il n’est pas rejeté malgré sa maladie. L’accueil de l’autre, le malade, selon une lecture levinassienne « est déjà ma responsabilité à son égard et où, par conséquent, il m’aborde à partir d’une dimension de hauteur et me domine » (Levinas, 1974, p. 189). L’accueil cède vite place à l’écoute et à la compréhension.
L’écoute est un élément indispensable pour rendre vivant et humain le milieu hospitalier ; elle permet de se rendre compte du degré d’humanité du soignant et de la qualité des soins offerts à l’hôpital. Écouter c’est être disponible à l’autre, c’est un acte thérapeutique en soi à travers lequel celui qui est écouté se relie à la communauté humaine car la possibilité lui est donné de faire connaître ce qu’il vit. Par l’écoute, le soignant devient médiateur entre le malade et son monde extérieur ; c’est ce qui permet de témoigner au malade qu’il est toujours un vivant, un membre de la communauté humaine. Ainsi, écouter le malade c’est pour le soignant l’aider à maintenir vivante son humanité. L’écoute fait du soin un partage d’humanité car elle nous porte garante de l’humanité de l’autre qui souffre. Toutefois, pour écouter il faut être présent, être là, être avec le malade. Être présent c’est être avec. Seule une présence authentique pourrait faciliter une attitude d’écoute et un véritable espace d’accueil de la parole, des plaintes du malade mais aussi de son silence.
L’écoute et l’accueil, lorsqu’ils sont une réalité, permettent de se rendre compte que la dignité humaine, celle du malade, est au cœur de la pratique soignante. Ainsi, nous pouvons dire que l’hôpital n’est pas une usine totalement mécanisée ; c’est un lieu où l’aspect humain doit demeurer présent grâce aux échanges entre soignant et soigné : d’où la nécessité de soigner cette relation entre soignant et soigné. Comme le souligne Dominique Folscheid (1997), « l’activité médicale trouve son expression la plus significative et la plus délicate dans la relation clinique entre le médecin et son patient, c’est-à-dire entre deux personnes » (p. 247). Les différents échanges entre soignant et soigné sont le pilier d’une offre de soins à dimension humaine car très souvent un « bonjour », un « merci » ou un « petit sourire » sont des médicaments efficaces contre la maladie.
V. La relation de soin comme relation éthique
L’entrée à l’hôpital du malade est une rupture courte, moyenne ou de longue durée avec son monde (famille, travail, amis, loisir, etc.…). Quand il va à l’hôpital, le malade entre dans une terre étrangère dont il ignore le langage. Il devient donc important de soigner la relation que le soignant entretient avec le malade. La relation de soin est avant tout une relation entre les deux acteurs majeurs du soin que sont le soignant et le soigné. C’est la relation entre ces deux derniers qui est la condition même du soin comme le souligne Frédéric Worms (2012): « le soin d’un être humain par un être humain est la condition même du soin » (p. 18). Dans cette relation de soin, les deux acteurs ne sont pas logés dans la même enseigne. D’un côté on a le soigné, le malade, qui vient à l’hôpital à cause de sa maladie ; et de l’autre côté, le soignant qui est en mesure de répondre à l’appel du malade.
Pour Levinas, l’autre, le malade, se présente à moi (soignant) sous la forme du visage. Ce qui me frappe à première vue dans le visage de l’autre (malade) c’est sa vulnérabilité. Le visage du malade ne se réduit pas à ce que l’on voit, « il y a dans le visage une pauvreté essentielle » (Levinas, 1982, p. 90). Il ne s’agit pas ici de faire une phénoménologie du visage ; c’est par l’éthique qu’on accède au visage car « la relation au visage est d’emblée éthique » (Levinas, 1982, p. 91). C’est la raison pour laquelle la relation de soin, qui est relation à autrui, est d’emblée une relation éthique. La rencontre avec autrui dans sa vulnérabilité repose chez Levinas sur une asymétrie fondamentale ; c’est le faible (le malade) qui m’oblige. Dans la relation de soin, le soignant est en quelque sorte pris en otage par la souffrance du malade ; il est obligé par le malade. Le visage du malade ordonne le soignant à une sollicitude. Il y a une assignation dans le visage d’autrui à ne pas le laisser seul, à tout faire pour atténuer ses souffrances. Le visage du malade rappelle au soignant ses obligations. Dès lors, la position du soignant « consiste à pouvoir répondre à cette misère essentielle d’autrui » (Levinas, 1974, p. 190). Cette réponse à l’appel du malade est responsabilité, responsabilité pour le faible. Être responsable pour le malade c’est prendre en charge sa souffrance. C’est la fragilité et la vulnérabilité du patient qui ordonnent cette responsabilité à son égard. Ainsi, nous pouvons relever avec Zielinski (2004) que chez Levinas, « la responsabilité envers autrui ne m’est pas imposée par la force, mais par la faiblesse. C’est la vulnérabilité qui oblige » (p. 131).
Refuser de répondre à cet appel d’autrui (malade), c’est refuser d’assumer son identité de soignant car c’est la responsabilité pour autrui, le malade, qui, d’après une lecture levinassienne du soin, fonde mon identité en tant que soignant. Le soignant est soignant dans la mesure où il est responsable du soigné. Personne d’autre ne peut le remplacer. D’après l’éthique levinassienne,
La responsabilité est ce qui exclusivement m’incombe et que, humainement, je ne peux refuser. Cette charge est une suprême dignité de l’unique. Moi non-interchangeable, je suis moi dans la seule mesure où je suis responsable. (…). Telle est mon identité inaliénable de sujet (Levinas, 1982, p. 108).
À chaque fois que le soignant répond à l’appel que lui lance le malade, il contribue de manière significative à l’humanisation des soins. La responsabilité pour l’autre, le malade, représente l’expression de l’humanité du soignant et du respect que celui-ci porte au malade. Cette responsabilité est un non-abandon, une non-indifférence à l’égard du malade. Toutefois, pour que le soignant puisse assumer pleinement son identité de soignant, il est important qu’il puisse se trouver dans les conditions qui lui permettent de le faire.
Somme toute, l’entrée d’une personne à l’hôpital est toujours source d’angoisse et de préoccupation. Quand elle traverse la porte de l’hôpital, la personne malade se demande toujours si elle va être soignée ou si elle sera abandonnée à sa maladie. Tout en révélant la vulnérabilité humaine, la maladie se présente comme une interpellation éthique à l’égard de la communauté humaine afin que celle-ci puisse défendre la dignité humaine via la sollicitude à l’endroit de ses malades. Une sollicitude qui se traduit par la qualité de soin qui leur est apporté. En fragilisant l’humanité de l’homme, la maladie dévoile du même coup l’humanité en l’homme et invite à prendre soin de lui. Tout malade est avant tout un être humain, doté d’une dignité inaliénable. « La maladie, écrit Paul Ricœur, est une autre chose qu’un défaut, un manque, bref une quantité négative. C’est une autre manière d’être-au-monde. C’est en ce sens que le patient a une dignité, objet de respect » (Ricœur, 2001, p. 226). Notre humanité se justifie dans notre non-indifférence à l’égard de notre frère en humanité écrasé par le poids de la maladie. Agir de manière éthique pour le soignant c’est donc en quelque sorte « être le gardien de son frère » (Benaroyo, 2016, p. 223) en humanité. La souffrance de l’autre est une interpellation éthique à ne pas l’abandonner, mais à lui venir en aide et à prendre soin de lui. C’est en cela que la médecine peut être considérée comme un art, l’art de prendre soin des personnes malades.